lundi 1 avril 2019

La caresse (Matière et esprit).

  
 S’il paraît d’abord surprenant d’appeler le philosophe à réfléchir la caresse, c’est qu’on ne voit pas très bien comment un pur et simple geste pourrait donner prise à la pensée, sinon lieu à un verbiage. En effet, comment faire de la caresse l’objet d’un discours     s’il n’est rien de plus silencieux, rien de plus insignifiant, comme d’ailleurs les mots qui parfois l’accompagnent ? 

Toute à sentir, non à penser, elle échappe au concept, chose du monde la moins caressante. L’ambition d’en produire la raison semble donc aussi vaine qu’incongrue. De surcroît, n’est-il pas on ne peut plus agaçant que l’entendement se mêle de ce qui l’exclut et qu’il peut juger indigne de lui? Aussi, à supposer même qu’il accorde à la caresse une réelle considération, doit-on craindre qu’il n’y comprenne rien. Car une faculté des concepts, toujours obstinément attachée à connaître, est sans doute foncièrement inapte à saisir l’exercice d’un acte qui d’abord se montre le plus détaché, comme insouciant d’aucun savoir.

 L’entendement, la faculté des concepts, ne serait-il pas ici comme une sorte de « pachyderme », littéralement   “peau épaisse”, dont le cuir précisément serait si épais, si froid aussi,   qu’on ne voit pas comment il pourrait lui permettre de manier le subtil épiderme et donc de réfléchir vraiment la caresse? En outre, la caresse ne produit aucune oeuvre, ne laisse aucune trace qui puisse nourrir l’instruction de son procès. Trop subtile, trop inconsistante… Pas assez réelle ou au contraire son effervescence même, la caresse n’a pas d’objet. Elle  ne produit rien, se consume en s’opérant, se consomme en s’annihilant… De sorte que, s’il a pu nous sembler d’abord surprenant d’appeler le philosophe à penser la caresse, il semble, en vértié,  que cette dernière l’interpelle au plus haut point. 

À cela, trois raisons principales.

D’abord  et loin d’une opinion hâtive, est-il tellement certain que le plaisir de la caresse soit  simplement physique ?  

Ensuite,  si la caresse est bien l’opération d’un dessin des formes du corps, n’est-elle pas  la recomposition sans fin de l’idée même du corps ?  

Enfin,  si la caresse peut sembler   inconsistante, qui n’a pas fait l’expérience de son   prodigieux pouvoir ? À peine déposée sur un corps malade ou fiévreux, la voici capable d’apaiser les   turpitudes de l’esprit et les douleurs les moins physiques. Qu’est donc ce pouvoir presque magique ? Que sont  au juste ces souffrances morales, que soulage la simple impression d’une caresse sur le corps ? Etde quoi ce dernier, le corps,  est-il   le nom si   un plaisir qu’on dit corporel  peut soulager les tourments de l’âme ? 

Commençons par envisager les différentes figures de la caresse.

Qu’elle soit prélude au désir ou final d’une passion, excitante ou apaisante, érotique ou maternelle, la caresse   témoigne d’une   douceur dont l’ardeur excède les gestes qui l’expriment. Or n’est-il pas très étrange qu’un acte aussi inconsistant, on devrait dire un acte expressément inconsistant, produise une impression aussi considérable, si cette sensation la plus extérieure et superflue, suppose et suscite un sentiment des plus intimes? 
  

Beaucoup plus même qu’un sentiment puisque Rousseau le mal-aimé, l’expert en désespoir, déclare  « que j’aime à être caressé...il me semble que je ne suis plus malheureux » (Lettre du 21 juin 1762).     Et nul  n’ignore, en effet,   ce pouvoir des mains tellement plus fortes que les mots pour calmer un chagrin.  D’un plaisir au premier abord  épidermique à une félicité enveloppant l’être tout entier    <« je ne suis plus malheureux », confie Rousseau >, la caresse ne recèle-t-elle pas un authentique secret ?   Quel secret ? Celui d’un corps qui peut-être n’est pas si distinct de l’âme.

Car enfin, observons comment les mains suivent le contour des lignes du corps. Observons comment le corps frémit, tressaille ou se détend sous la pression plus ou moins appuyée des mains qui ne tracent aucun sillage mais produisent une impression si forte  qu’elles cessent même parfois de susciter une impression pour produire comme une transmutation. D’où la question : comment un geste soit-disant purement sensuel pourrait-il produire un tel effet et   révéler une connivence si forte de la chair et de l’âme s’il n’était pas aussi le plus spirituel ? 

C’est d’ailleurs à n’y plus rien comprendre. En effet, spontanément attachés à l’idée qu’ une cause physique ne saurait produire qu’un effet analogue, il nous faut ici admettre que nos tourments les plus moraux  peuvent être soulagés par le simple contact de deux corps, donc qu’un effet mental peut être produit par une cause non mentale, ce qui semble   inconcevable !  

La liaison qu’il faut ainsi penser d’une cause infime (l’impression déposée par un corps sur un autre corps) à un effet immense (l’apaisement d’une angoisse, d’un tourment de l’âme) n’aurait sans doute pas lieu si la caresse n’agissait    au coeur d’un assemblage qui, pour être obscur, n’en est pas moins forcément réel, celui du corps et de l’âme,  puisque seulement quelques pressions des doigts ou des lèvres semblent devenir plus puissantes même que les discours.


En effet, si   le corps et  l’esprit  constituent  deux  substances distinctes, comment un phénomène touchant l’une d’elles pourrait-il produire un effet sur l’autre ?  Or, si Rousseau dit vrai,   c’est   qu’il y a bien une relation effective entre ce que nous appelons le corps  et l’esprit.  Par où l’on voit que s’il faut bien ici que l’âme soit unie au corps,   cette union paraît proprement inexplicable.

L’on pourra ici invoquer la solution de Descartes exposée dans Les passions de l’âme(la « glande pinéale » comme lieu et moyen de l’union de l’âme et du corps).   Dans l’article 30 du Traité des Passions, Descartes affirme que  « l’âme est jointe à tout le corps et qu’on ne peut  pas proprement dire qu’elle soit en quelqu’une de ses parties à l’exclusion des autres, à cause qu’il est un et en quelque façon indivisible… et à cause qu’elle est d’une nature qui n’a aucun rapport à l’étendue ». De fait, parce que le corps est indivisible et que l’âme est une  res cogitans et non une res extensa, il faut   selon l’auteur des Méditations admettre que l’âme est unie au corps en toutes ses parties sans l’être à aucune partie particulière, ce qui nous semble   incompréhensible. Car encore une fois, si deux choses n’ont rien de rien de commun, comment pourraient-elles bien se lier ?

Pourtant, et tout en admettant la problématicité de la solution cartésienne du problème de l’union de l’âme et du corps, il reste à rendre compte de l’effectivité du phénomène que traduit la formule de Rousseau. 

En quoi consiste au juste cette expérience que je fais lorsque, caressé, il me semble que je ne suis plus malheureux ? 

Le plaisir de la caresse n’est-il pas en vérité celui    d’une liesse qui est celle d’un corps enfin présent à lui-même et  ne jouissant de rien d’autre que de cette présence? La caresse serait ainsi l’occasion du surgissement, des profondeurs du corps, d’un ensemble confus   de sensations rendant possible   la découverte, non par la voie cartésienne du cogitare, de la pensée,  mais par celle du corps présent à  lui-même, du fait même d’exister. Comme si, au fond, elle rendait possible un sensatio ergo sum, une espèce de réflexivité qu’ordinairement on attache à l’esprit et non au corps, et qui définit la conscience entendue comme présence de l’esprit à lui-même.

 Ceci dit,  revenons encore une fois à l’opération   de la caresse.   Les premières caresses s’appliquent à décalquer   tous les plans du corps, sans oser les déranger ni  les distinguer.  Elles répliquent   le corps dont elles dessinent les formes. D’où la question que nous posions au tout début de notre propos. La caresse n’est-elle pas comme sorte de peinture primitive ? 
Car il y a bien   un art de la caresse. Art  du toucher et du tact, elle est bien l’architecte et le sculpteur infatigables du corps.  Mais n’a-t-elle pas avant tout le génie du dessin ? 

Quand elle arrive à saisir l’exact contour des formes de la chair sur la fine lisière de l’espace et de la peau, alors vraiment elle   crée la propre image du corps. Si le dessin est l’art le plus pur, alors celui de la caresse l’est encore plus puisque son oeuvre ne se fait sans aucun dessin. 

La caresse, qui dessine la forme d’un trait qui opère son effacement, est donc au trait du dessin ce que ce trait est à la peinture. De telle sorte que si la caresse est ce trait qui se réinvente sans cesse de ne déposer aucune trace matérielle, alors elle est le geste qui revient à sublimer le corps  dans son idée, dans son archétype.    Par où l’on voit ainsi que la caresse est, au sens platonicien du terme, comme une procession dialectiquequi rassemblant les parties dispersées du corps les confond dans l’unité d’un tout qui les dépasse. On comprend mieux dès lors pourquoi le corps de la caresse  est  celui de la joie.

C’est que la caresse est création. Elle crée l’épure du corps, elle le crée en le dessinant et en le dessinant elle réalise sa forme, c’est-à-dire ce qui, dans la perception sensible, n’est plus sensible. La caresse serait ainsi l’opération par laquelle le corps sort de sa… Cavernepour découvrir son être essentiel. 

Mais n’allons pas trop vite. Dans l’ascension dialectique, l’essence existe indépendamment de l’esprit qui se tourne vers elle.  L’œil de l’esprit la découvre parce qu’elle existe indépendamment de cette découverte.   Or, la caresse ne découvre pas une réalité transcendant le corps. Elle ne se hisse pas au niveau de l’essence. Elle la crée. De sorte qu’elle est une sorte de jaillissement de l’Être et qu’il n’est pas du tout étonnant que cette explosion de vie et d’énergie soient accompagnée d’une joie spontanée. 

À ce stade de l’analyse, il nous reste à réfléchir un dernier  point dont vous pourriez vous étonner que je ne l’aie pas encore   envisagé.  En effet, en admettant que la caresse puisse être   entièrement et sincèrement dévouée à l’être caressé, il faut tout de même    reconnaître qu’il n’est pas impossible du tout qu’une si sincère dévotion puisse  préparer  la   possession d’une proie qu’elle rend inestimable. Car enfin, de quoi jouit-on  dans ce plaisir   physique   de la possession du corps de l’autre ? Comment ignorer, dans la caresse,  le lien de la douceur et de la violence, de la tendresse à la morsure lorsque le désir peut enfin prendre la chair, rien que la chair d’une âme suffisamment célébrée   pour enfin s’y abandonner ?

Pourtant,   En séparant les corps autant qu’elle les conjoint, la caresse   ne constitue-t-elle pas la découverte de l’irréductible étrangeté de l’Autre dont  seuls mes doigts peuvent saisir l’indicible existence ? Expérience authentique de l’intersubjectivité ? Peut-être bien si quelque chose n’est d’abord que ce qu’on touche. De fait,  si la caresse est le procès d’une rencontre d’autant plus authentique qu’elle est corporelle, est-il tellement étonnant qu’elle produise la plus intense satisfaction ? 

Car enfin, que redoutons-nous  par-dessus tout sinon la solitude? Or, n’est-ce pas cette crainte que l’expérience, archiphysique et  métaphysique de la caresse nous aide à maîtriser ?  Corps à corps, la caresse nous révèlerait alors l’existence d’autrui aussi bien que notre existence animale.

 Or, la caresse,  de ce point de vue,   n’est-elle pas   « morale » ?  C’est-à-dire pleine d’une attention vraie à l’autre. Ne pourrait-elle pas  être envisagée comme l’expression  la plus brute de la générosité ?  Et si elle manifeste ce que nous appelons de la tendresse, la caresse ne serait-elle pas, plutôt que ce qui l’exprime,     ce qui   la produit ?

Au terme de cette méditation, il semble que l’expérience de  la caresse puisse être considérée comme  l’expérience de la découverte du corps, de son intelligence, (voire même de sa moralité). Parce qu’elle est l’occasion d’un bonheur ô combien paradoxal, nous avons pu voir qu’elle constitue   l’expérience d’une présence pleine du corps à lui-même, rendue possible à la fois par le surgissement de sensations venant de la profondeur du corps et rendant possible ce pur plaisir d’exister dans et par son corps. Mais elle aussi, comme nous avons tenté de le montrer, comme une espèce d’observatoire qui permet de comprendre que le corps n’est pas   cette réalité stupide  que l’on devrait envisager comme le tombeau de l’âme mais tout à la fois la vérité   de ma personne et ce dont la caresse, en le sublimant, dessine l’idée.

Claude Obadia
                                                                                                         




dimanche 17 mars 2019

La parole et l'homme: Descartes versus Montaigne


  La parole et l’homme: Descartes versus  Montaigne 

Chacun le sait,  la question du langage a amené Descartes à fonder la faculté de la  parole dans la raison et dans la liberté humaines. Pourquoi l’animal ne parle-t-il pas? Premièrement parce qu’il ne possède pas la raison, deuxièmement parce qu’il n’est pas libre. Or, la pensée  de Descartes, et c’est ce que nous allons essayer de montrer, doit beaucoup à celle de Montaigne, et pas seulement, d’ailleurs, au sujet du langage.

Comme toutes les influences philosophiques, celle que Montaigne exerce sur Descartes peut se traduire, ou bien  par l’acceptation de certains arguments, ou bien se manifester par le rejet explicite de telle ou telle position. Descartes, en un sens, combine ces deux modalités de la réception d’une pensée par une autre pensée. Car s’il lui arrive d’utiliser certains arguments développés par Montaigne, il le fait le plus souvent dans une direction tout à fait opposée au scepticisme. 

Peut-on dès lors considérer que la pensée de Descartes propose une réponse aux questions soulevées par Montaigne?  Sans doute convient-il   pour le savoir d’examiner le seul problème à propos duquel Descartes évoque explicitement la philosophie de Montaigne. Or, ce problème est précisément celui de la parole, lequel engage, comme nous allons le voir,  la question de la différence entre l’homme et la bête.

La question du fondement de la sience

Dans les Essaisde Montaigne on peut lire, II, chapitre 12:

“Les sectes qui combattent la science de l’homme, elles la combattent principalement par l’incertitude et faiblesse de nos sens. Car puisque toute connaissance vient en nous par leur entremise et moyen, s’ils faillent au rapport qu’ils nous font, s’ils corrompent ou altèrent ce qu’ils nous charrient du dehors, si la lumière qui par eux s’écoule en notre âme est obscurcie au passage, nous n’avons plus que tenir.”
Ce passage exprime   de façon on ne peut plus nette la position de Montaigne face au savoir traditionnel. On peut décomposer son raisonnement en trois propositions. 

1.    Toute science repose sur le témoignage des sens.
2.    Le témoignage des sens est trompeur.
3.    Donc toute science est incertaine.

Par rapport à ces arguments, on peut évaluer la position de Descartes en faisant au préalable observer que parler de l’incertitude des sciences peut relever de deux questions distinctes. La question de droit: une science certaine est-elle possible? La question de fait: telle ou telle science est-elle certaine? Autant dire que de la science passée à la science à venir, la conséquence, pour Descartes, n’est pas nécessaire tant il est vrai que les raisons qui ont permis de condamner les sciences périmées pourront parfaitement étayer les sciences nouvelles. 

Si l’on considère la proposition I de Montaigne “toute science repose sur le témoignage des sens”, nous savons qu’elle est acceptée par Descartes dans la mesure où elle désigne l’état ancien de la connaissance. “Tout ce que j’ai reçu jusqu’à présent pour le plus vrai et assure, je l’ai appris des sens ou par les sens” (Méditations, I). 

Si l’on considère la proposition II: “le témoignage des sens est trompeur”, là encore, Descartes accepte cette thèse: “Or, j’ai éprouvé que ces sens étaient trompeurs, et il est de la prudence de ne se fier jamais entièrement à ceux qui nous ont une fois trompés” (idem). 

Comme le précise l’Entretien avec Burman, il s’agit là aussi bien de la science surnaturelle que de la science naturelle, l’idée de Dieu ayant été acquise par ouï-dire, de sorte que toute science paraît bien incertaine. Descartes semble donc fidèle à Montaigne. 

Pourtant, si Descartes paraît admettre le raisonnement hypothétique de Montaigne, il en refuse chacune des propositions. 

En effet, la leçon des Méditationsest très Claire: rien de ce qui est vrai et certain ne vient des sens mais de la lumière naturelle de l’entendement seul. Et l’on sait que, dans l’ordre diachronique de leur reconnaissance ces idées sont celles de l’âme comme res cogitans, de  Dieu et de la matière. Et l’on sait aussi que, selon Descartes, le modèle du savoir certain est celui des mathématiques. Descartes rompt donc clairement avec Montaigne puisque selon lui la science vraie ne repose nullement sur le témoignage de l’expérience. 

 En effet, l’idée du caractère trompeur des sens est, chez Descartes, pour ainsi dire provisoire. Car le statut de l’expérience dans le domaine de la connaissance de la nature n’est pas le même que dans la connaissance du Moi ou  la connaissance de  Dieu. Si les sens ne peuvent m’ouvrir l’accès à la connaissance de Dieu, ils jouent un rôle certain, associé aux rapports que les corps extérieurs entretiennent avec mon propre corps. Et c’est la raison pour laquelle, dans la Sixième Méditation, Descartes évoque la possibilité d’une connaissance expérimentale de la nature. 

La conséquence sceptique tirée par Montaigne des deux propositions précédentes est, de fait, rejetée par Descartes pour qui le Cogito ergo sum est l’affirmation d’une connaissance certaine. Et si Montaigne, sceptique,  déplore qu’il nous manque “pied” et “fondement” (cf encore Essais, II, 12), Descartes, lui, n’a de cesse d’affirmer avoir trouvé, dans le Cogito, le fondement même de la science à reconstruire. 

À première vue donc, rien du scepticisme de Montaigne ne semble pouvoir trouver grâce aux yeux de Descartes.  Les références cartésiennes à Montaigne   confirmeront-elles cette première impression? C’est ce que nous allons voir.


Descartes critique de Montaigne

Or, sauf erreur de notre part, on ne trouve, dans l’oeuvre de Descartes, qu’une seule référence explicite à Montaigne. 

Il s’agit de la Lettre au marquis de Newcastle du 23 novembre 1646dans laquelle la question de la parole est engagée. Descartes y évoque allusivement l’Apologie de Raymond Sebond (Essais, II, 12, 1580) et cite Montaigne deux fois. 

“Pour ce qui est de l’entendement ou de la pensée que Montaigne et quelques autres attribuent aux bêtes, je ne puis être de leur avis”.

Deux pages plus loin, on peut lire:

“Car bien que Montaigne et Charron[1]aient dit qu’il y a plus de différence d’homme à homme, que d’homme à bête, il ne s’est jamais trouvé aucune bête si parfaite, qu’elle ait usé de quelque signe, pour faire entendre à d’autres animaux quelque chose qui n’eût point de rapport à ses passions; et il n’y a point d’homme si imparfait qu’il n’en use…”

Descartes, ici, est clair.  Premièrement, Montaigne prête aux bêtes la faculté de penser. C’est d’ailleurs pour cela, autrement dit d’abord parce que, selon Montaigne, la différence, du point de vue de la pensée, entre l’homme et la bête ne serait que quantitative, qu’il considère que, dans certains cas, il y a, de ce point de vue précis, davantage de différence  entre tel homme et tel autre homme qu’entre tel homme et telle bête. 

Et c’est bien dans le but de réfuter cette thèse quantitativiste que Descartes, si l’on peut dit, va jouer la carte du langage, carte qui lui semble à même de réduire à néant le jeu de son adversaire. 

On connaît l’argument cartésien qui, s’il est ici évoqué très rapidement, est l’objet d’un développement beaucoup plus large dans la Cinquième partie du Discours de la Méthode

On voit bien que même les hommes les plus imparfaits sont encore capables de parler quand les bêtes les plus parfaites en demeurent incapables. Et que l’on ne vienne pas dire  que si les bêtes ne parlent pas, c’est “faute d’organes”, autrement dit du fait d’un handicap physique. Car on voit bien, précise Descartes dans le Discours, que les perroquets sont incapables de parler quand les sourds-muets en sont capables. De fait, c’est à dessein d’étayer une vision qualitativiste de la différence homme-bête du point de vue de la pensée, que Descartes affûte ses arguments. 

Ces derniers appellent, bien sûr, quelques éclaircissements. Descartes distingue le fait de proférer des paroles, ce qu’on appelle le fait de la prolation, et le fait de parler. 

Pour Descartes, et c’est aussi ce que la Lettre à Newcastle tend à établir, le fait de parler = le fait de prononcer des paroles “par lesquelles les hommes font entendre ce qu’ils pensent”. Parler est donc ici opérer une action qui consiste à manifester l’exercice de la pensée, à attester cet exercice en utilisant des signes. 

De fait, quand le “perroquet profère des paroles ainsi que nous”, il ne prouve nullement par là qu’il pense puisque, comme l’indique Descartes dans la Lettre, il ne fait qu’adopter un comportement qui a rapport à ses passions. Pour être plus précis, nous dirons que les paroles du perroquet s’expliquent, selon Descartes, par le jeu d’un mécanisme physiologique, certes lié à l’intelligence adaptative de l’animal, mais qui, trouvant son moteur dans l’instinct, n’implique aucunement une explication en termes de pensée ou d’intentionnalité.

À l’inverse, la parole, chez l’homme, atteste bien l’exercice de la pensée. Lisons: “il n’y a aucune de nos actions extérieures, qui puissent assurer ceux qui les examinent, que notre corps n’est pas seulement une machine qui se remue de soi-même, mais qu’il a aussi une âme qui a des pensées, exceptées les paroles ou autres signes faits à propos des objets qui se présentent sans se rapporter à aucune passion”.

Aux yeux de Descartes, Montaigne ne chercherait qu’à rabaisser, dans l’ordre de la création, la prétention de l’homme à l’excellence  et l’évocation de l’animal ne viserait qu’à souligner la présomption de l’homme.  Et la position de Montaigne  tient effectivement en deux thèses.

D’une part la différence de l’homme à l’animal n’est pas si grande qu’elle paraît.D’autre part, l’identité ou l’universalité de la nature humaine n’est qu’une illusion, Descartes traduisant cette seconde thèse en affirmant que pour Montaigne, l’homme est plus différent de lui à lui-même que de lui à la bête.   

La position de Montaigne revient ainsi à établir une communauté entre les hommes et les bêtes (la différence homme-bête n’est pas si grande…) et à établir une différence de type culturelle ou inter-individuelle puisqu’il soutient qu’entre deux hommes il y a parfois plus de différences qu’entre un homme et une bête.

On notera   que la question qui, ici, oppose Descartes et Montaigne se retrouve   aujourd’hui au coeur du concept d’antispécisme, concept développé par le philosophe australien Peter Singer il y a une quarantaine d’années dans son ouvrage La libération animale. Car c’est bien parce qu’il est, à l’instar de Montaigne, convaincu   qu’il n’y a entre les bêtes et nous qu’une différence de degrés et non de nature, que Singer et les antispécistes s’autorisent à dénoncer, je cite Singer, “l’attitude de parti pris en faveur de intérêts de l’espèce humaine et à l’encontre des membres des autres espèces”. 

Espérons, de fait, que nos réflexions pourront contribuer, par-delà l’enjeu philosophique central de notre propos, à éclairer votre jugement touchant les questions qui intéressent les partisans de l’antispécisme.  Mais revenons à Descartes. Et tâchons d’approfondir l’étude  de sa critique de Montaigne.

La question du nominalisme

Si on interroge les deux différences dont il est ici question (la différence homme-bête et la différence homme-homme), on peut dire que la différence d’homme à bête est une différence d’espèces dans un genre commun qui est celui de l’animal. En revanche, la différence d’homme à homme est une différence qui touche des individus appartenant à la même espèce. 

Cela veut dire que si la première différence désigne le rapport qui existe entre des classes universelles (la bête au sens de “toutes les bêtes”, l’homme au sens de “tous les hommes”), classes qui se définissent par des noms communs, la seconde différence renvoie à des particuliers repérables dans le temps et dans l’espace, désignables, par exemple, par des noms propres “Tintin” ou “Milou”, le chien de Tintin.

S’il faut parler de cela   c’est que, justement, Descartes voit en Montaigne un philosophe qui place la différence entre les espèces pour ainsi direderrière la différence entre les individus. 

Or, si on appelle “réalistes” les doctrines selon lesquelles les termes généraux tels que l’homme, la bête, désignent bien des réalités, c’est-à-dire des choses existant hors de notre esprit,  et qui, par conséquent, justifient que l’on se demande ce qu’est l’essence de l’homme, ce qu’est l’essence de la bête, autrement dit ce qui définit en propre, ce qui est commun à tous les individus appartenant à la classe universelle Homme, ou à la classe universelle Bête,  il existe un point de vue philosophique opposé, d’origine médiévale, celui du nominalisme,  et que Descartes attribue à Montaigne. 

Du point de vue du nominalisme, les “universaux” (la classe Homme, la classe Bête) n’ont d’autre réalité que mentale. Le terme générique “homme “ ne désigne rien de réel, autrement dit d’extérieur à l’intelligence comme cause productrice de l’idée de l’homme. Seuls, par conséquent, les individus sont réels, les universaux n’étant que des noms. 
Ainsi, Montaigne et Descartes existent bien mais l’homme, lui, est une pure abstraction. 

Dès lors,   la lecture de Montaigne opérée par  Descartes est tout à fait pertinente. Affirmer que les différences réelles portent sur les individus  consiste bien à affirmer, conformément au principe du nominalisme, que seuls les sujets individuels existent. De sorte qu’il ne s’agit pas tant, pour Montaigne, de confondre l’homme et la bête que de montrer que les différences sont toujours des différences d’individus. 
Et ce nominalisme de Montaigne, notons le,  permet ainsi de dissiper une confusion.    

En effet quand on parle du doute sceptique, on ne sait jamais très bien si le doute porte sur l’existence de la chose (est-ce un objet réel ou une illusion?), ou bien sur notre capacité de connaître cette chose réputée existante.  Or, ici, il semble bien que le doute nominalisteporte d’abord sur l’existence de l’espèce quand le doute proprement sceptique porte, lui, sur la possibilité de connaître l’individu. 

Langage et  liberté

Mais tout cela étant posé,  revenons à la question du langage. Pour Descartes comme pour Montaigne, il semble bien que cette question ne puisse être dissociée de celle de la liberté. 

En effet, lorsque Descartes, dans laLettre à Newcastle, rejette la thèse de Montaigne selon laquelle les bêtes pensent, et cela  en niant la présence du langage chez l’animal, il n’affirme pas que les bêtes ne communiquent pas entre elles mais qu’elles n’expriment que des passions. Or, dans cette communication, les bêtes agissent comme des machines et doivent donc être distinguées des hommes qui, eux, sont libres. Or, sur ce point, Montaigne, dans les Essais, soutenait la thèse inverse.

“Je dis donc <…> qu’il n’y a point d’apparence d’estimer que les bêtes fassent par inclination naturelle et forcée les mêmes choses que nous faisons par notre choix et industrie. Nous devons conclure de pareils effets pareilles facultés, et confesser par conséquent que ce même discours, cette même voie, que nous tenons à ouvrer, c’est aussi celle des animaux. Pourquoi imaginons-nous cette contrainte naturelle, nous qui n’en éprouvons aucun pareil effet?” (Essais, II, 12).

L’ensemble de ce passage fonctionne à partir de ce qu’on pourrait appeler une “hypothèse   économique” et une “méthode analogique”. 

Alors que le problème de Descartes est de savoir si on peut ajouter la liberté à l’animal, le problème de Montaigne était de savoir s’il est légitime d’ajouter à l’animal une contrainte que nous n’éprouvons pas en nous-mêmes et l’on a compris que cette supposition lui semble inutile. 

L’hypothèse économique consiste donc à avancer qu’il suffit d’une seule catégorie universelle dans laquelle les individus ne diffèrent que par degrés, l’analogie nous invitant à inférer chez les autres individus des comportement analogues aux nôtres, donc, ici, à expliquer les comportements des animaux sur le modèle de l’explication des comportements humains. 
Vous l’avez bien compris, si tout, entre l’homme et la bête, est, selon Montaigne, affaire de degrés, alors il n’y a pas, à proprement parler, de nature humaine en tant que telle. 

Or, justement, la parole, selon Descartes, manifeste le passage de l’ordre animal à l’ordre humain. 

Que ce soit dans la Lettre déjà citée plusieurs fois ou dans le Discours, Descartes a bien conscience d’un problème de limite et le traite comme tel. Pourquoi, autrement, insisterait-il sur le fait que les bêtes les plus proches de l’homme ne sont que des machines et sur le fait que même les hommes les plus hébétés et stupides sont encore capables de composer des discours par lesquels ils font entendre leurs pensées? 

Par où l’on voit que la notion d’homme a, chez Descartes, un sens beaucoup plus absolu que pour l’auteur des Essais. Il y a en effet chez Descartes une espèce humaine qui se distingue de manière certaine des autres espèces.

On soulignera ici que si nous avons pu affirmer, avec Descartes,  que le langage implique la pensée, il n’est pas étudié pour lui-même. D’ailleurs, si la formule du Cogitorenvoie tout autant à un acte de parole qu’à un acte purement mental, c’est pour mettre sur le même plan les deux activités et non pour privilégier le langage dans la sphère des activités humaines. 

Le langage n’est donc pas un critère vécu de l’intérieur. Il est le critère, et le seul critère, de l’homme extérieur en tant que tel, Descartes prenant soin de noter dans la Lettre à Newcastle  qu’”il n’y a aucune de nos actions extérieures, qui puisse assurer ceux qui les examinent, que notre corps n’est pas seulement une machine qui se remue de soi-même, mais qu’il a aussi une âme qui a des pensées, exceptées les paroles ou autres signes faits à propos des objets qui se présentent sans se rapporter à aucune passion”.

 Il n’y a pas réellement de certitude  que les chapeaux et les manteaux vus par la fenêtre (deuxième Méditation) ne recouvrent pas des automates mais de vrais hommes si, d’une façon ou d’une autre, ces hommes ne se démasquaient par la parole.

L’analogie, dans la reconnaissance d’autrui, fonctionne donc de la façon suivante: 

L’autre, par sa parole, ne peut qu’être semblable à moi, en ce que cette parole est identique à celle que “nous faisons pour déclarer aux autres notre pensée” (Discours, VI). 

Mais son identité humaine ne peut apparaître évidente que par le biais du jugement. 

Car contrairement à ce que nous pensons naïvement, quand je vois des hommes ou plutôt quand je crois voir des hommes, la vérité est que je juge que ce sont des hommes, et que je le fais de façon littéralement “analogique”. 

Or, le nominalisme de Montaigne, si l’on y réfléchit, possède ici un avantage certain puisqu’il supprime le problème de la reconnaissance de l’homme comme homme. En effet, si ne sont réels que des individus, et si les genres n’existent pas hors de notre esprit, alors on n’a pas à identifier l’homme à un genre mais simplement à apprécier tel ou tel être singulier.

Conclusion

Au terme de notre propos, nous espérons avoir su montrer que la question du langage oppose fondamentalement Montaigne et Descartes. Attaquant le problème apparemment simple du langage animal, Descartes entreprend, c’est ce qu’on a vu avec la critique du nominalisme, d’anéantir  une ontologie qui, chez Montaigne, est pour ainsi dire “individualisante” et  dans laquelle la connaissance des choses est impossible tandis que la réflexion développée par Descartes,  engagée dans la recherche de la vérité, s’empare de la parole pour fonder l’idée d’un sujet pensant, l’idée d’un homme libre et, in fine, la possibilité de la science.

Claude Obadia






[1]Né en 1541, mort en 1603, théologien, philosophe, moraliste, très influencé par sa rencontre avec Montaigne, sa devise gravée sur un linteau de la façade de sa maison : « Je ne sais ».



samedi 16 mars 2019

Pourquoi un blog Philo au lycée?

Bonjour à toutes, bonjour à tous,

Les professeurs de philosophie du lycée vous proposent ici des ressources pouvant compléter l'enseignement dispensé dans les classes et contribuer à nourrir le regard philosophique que les élèves auront intérêt à poser sur le monde dans lequel ils vivent. 
 L’idée de nature chez Rousseau 
 Introduction
La nature est au centre de la philosophie de Rousseau. Elle constitue l’axe fondamental sur lequel s’édifie son discours anthropologique, moral et politique. Omniprésente, elle n’occupe pas seulement ses ouvrages doctrinaux, mais aussi ses écrits autobiographiques. Elle accompagne Rousseau dans ses idées et dans sa vie. Elle identifie son existence et sa pensée et constitue le socle sur lequel repose la partie critique et la partie constructive de son œuvre. 
Pourtant, en dépit de son importance, Rousseau ne la détermine pas d’une manière précise. Comme le note Robert Derathé, « Rousseau (...) ne donne pas de définition de la nature, mais il fait le portrait de l’homme naturel. » Or, ajoute-t-il, « le mot naturel est ambigu et l’auteur du Contrat social, n’a pas évité l’ambiguïté : chez lui, le naturel désigne à la fois ce qui est authentique et essentiel à la nature de l’homme, et ce qui est originel ou primitif », c’est-à-dire ce qui s’oppose à ce qui est acquis au cours de l’évolution humaine. À en croire Derathé, l’appréhension de la notion de  nature chez Rousseau s’effectue par l’adjectif « naturel » qui renferme une double signification. 
La première n’est rien d’autre que l’essence de l’homme. Il s’agit, bien entendu, de l’homme de la nature et non pas de l’homme civil ou l’homme de l’homme. Car, si le premier représente l’innocence et la pureté, le second, dénaturé par la société, incarne la méchanceté et l’agressivité. 
 La deuxième signification attribuée au terme « naturel » est justement l’opposition de l’origine au soi-disant progrès humain. L’évolution de l’histoire est une marche vers la décrépitude humaine, rappelle incessamment Rousseau : « Tout est bien sortant des mains de l’auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l’homme. »(Emile., Liv. I, p. 245).  Cette formule fait écho à celle qu’on trouve dans la Profession de foi du Vicaire Savoyard où Rousseau affirme : « Otez nos funestes progrès, ôtez nos erreurs et nos vices, ôtez l’ouvrage de l’homme et tout est bien ». Et, pour résumer le dessein du Second Discours, Rousseau écrit dans les Confessions:     « Insensés, qui vous plaignez sans cesse de la nature, apprenez que tous vos maux vous viennent de vous »(p.389).
À cause des violentes diatribes de Rousseau contre l’état social, quelques lecteurs ont conclu que sa pensée renferme un appel au retour à l’origine. C’est le cas par exemple de Voltaire qui, dans une lettre ironique, commente le Second Discours, en affirmant ceci : « J’ai reçu Monsieur votre nouveau livre (...) On a jamais employé tant d’esprit à nous rendre bête. Il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage ». Aux yeux de Voltaire, le message de Rousseau est clair : l’homme n’a qu’à reculer des soi-disant progrès pour annuler le mal. Seulement, Rousseau lui-même ne le veut absolument pas et semble refuser une telle interprétation. Il y résiste dès le Premier Discours, où, par le fait qu’il a dénoncé les maux résultant des sciences et des arts, il a pressenti déjà que d’autres voudront lui prêter cette idée de retour. On peut presque dire que dans la polémique qui se rapporte au Premier Discours, Rousseau a déployé tout son effort pour préciser ses intentions. Ainsi écrit-il au Roi de Pologne en 1751 :« Gardons-nous de conclure qu’il faille aujourd’hui brûler toutes les bibliothèques et détruire les Universités et les Académies. Nous ne ferons que replonger l’Europe dans la barbarie et les mœurs n’y gagneraient rien.  
Le retour à la pure nature ne représente donc en aucune manière la pensée de Rousseau et cela pour les raisons suivantes.
 1) L’état de nature est un postulat théorique chargé d’expliquer la formation des sociétés humaines et d’évaluer la condition de l’homme moderne.   De ce fait, il rend absurde et irrecevable la thèse du retour puisqu’il s’agit d’un retour à un état où l’homme n’a jamais été. Citons Rousseau : « L’état de nature est un état qui n’existe plus, qui n’a peut-être point existé, qui probablement n’existera jamais, et dont pourtant il est nécessaire d’avoir des notions justes pour bien juger de notre état présent ».  
2) L’homme sort de l’état de nature naturellement, et cela dans un double sens. Premièrement, à la suite des causes naturelles qui l’amènent à former des sociétés. Ensuite, à cause de sa nature elle-même puisque qu’il est perfectible par   l’effet d’une disposition native. 
3) Le mouvement historique et la socialisation de l’homme sont nécessaires et point du tout arbitraires. Derrière le hasard patent représenté par les catastrophes et les bouleversements naturels qui déclenchent le dynamisme évolutif, il y a un finalisme latent qui le dirige, explicite Rousseau : « Celui qui voulut que l’homme fût sociable toucha du doigt l’axe du globe et l’inclina sur l’axe de l’univers » (Essai sur l’origine des langues).  
 4) De même que le retour à la nature n’est pas possible – « la nature humaine ne rétrograde pas et jamais on ne remonte vers les temps d’innocence et d’égalité quand une fois on s’en est éloigné » -,  de même il n’est pas souhaitable. La description de l’homme sauvage le montre bien. Borné « au seul instinct physique, il est nul, il est bête, c’est ce que j’ai fait voir dans mon Discours sur l’inégalité », affirme Rousseau dans sa Lettre à Christophe de Beaumont 
Rousseau, pourrions nous dire au terme de cette introduction, n’est donc en aucun cas primitiviste   mais plutôt naturaliste. Son projet consiste à faire revivre la nature en l’homme. Car la dénaturation négative, dont parle surtout le Discours sur l’inégalité, doit être suivie d’une dénaturation positive à même de faire renaître ce que la société a étouffé. Il s’agit d’une véritable résurrection de la nature dans la vie humaine. Mais, pour apporter ses bienfaits à nos sociétés actuelles, la nature doit changer de direction relativement au temps. Elle ne doit plus nous indiquer le passé, mais le futur. La botanique fournit une illustration exemplaire de ce déplacement qui doit s’effectuer. « Vous pouvez arracher un   un arbrisseau, vous le ferez aisément mourir mais si vous le plantez en un sens contraire aurez-vous pour cela des feuilles en terre et des racines en l’air ? Non, si l’arbrisseau ne périt pas, le côté des feuilles prendra racine et le côté des racines se feuillera » (Émile). Il faut donc inverser le regard rétrospectif que nous avons sur la nature. Celle-ci ne doit plus désigner uniquement l’homme sauvage   mais aussi le nouvel homme que   Rousseau cherche à façonner par le biais de la politique, de l’éducation et de la religion.   Comme « tout tient radicalement à la politique » (Confessions, L. IX), c’est sur celle-ci que nous allons nous attarder en premier lieu pour montrer comment la nature sert de base à l’établissement de la société légitime.
Nature et politique 
La société du contrat, commençons par le souligner, semble bien être une      société artificielle et par voie de conséquence anti-naturelle.  L’auteur du Manuscrit de Genève n’affirme-t-il pas que « l’ordre social est un droit sacré qui sert de base à tous les autres » et que « ce droit n’a point sa source dans la nature » puisqu’il « est fondé sur une convention » (DCS, 1° version, L. I. ch. 3)
Par sa conception artificielle de la société civile, Rousseau vise, entre autres, à rejeter toutes les théories qui font reposer l’autorité souveraine sur l’autorité naturelle du père sur ses enfants ( DCS, I, 2) et toutes les prétentions du droit divin qui donnent au rapport social une origine surnaturelle.  Le corps politique est « un être de raison », ce qui signifie,   outre qu’il ne vient pas de la nature, qu’il ne trouve pas son fondement dans la volonté de Dieu.   Ceci dit, le conventionnalisme n’est pas un anti-naturalisme. Car les droits individuels ou le droit naturel ne sont pas anéantis par le contrat social puisqu’on les trouve au sein de l’État, mais transformés ou rétablis par la raison.
En effet, à côté du «droit naturel raisonné», qui apparaît avec la constitution des sociétés civiles, Rousseau admet aussi un «droit naturel proprement dit », qui convient à l’état de nature. Ce dernier type de droit naturel est antérieur à l’usage de la raison et il est au fond constitué par le sentiment de la pitié relié à la recherche de la survie. Sa maxime fondamentale prescrit : « Fais ton bien avec le moindre mal d’autrui qu’il est possible » (DOI).Cette maxime de la justice naturelle est cependant rendue impuissante par le déchaînement de l’amour-propre et des passions qui accompagnent la formation de la société. D’où la nécessité de transformer le droit naturel en loi civile pour empêcher l’injustice de régner  parmi les hommes. Mais pour que cette transformation soit possible, il faut adjoindre au droit naturel deux choses :   la force de la sanction et la garantie de la réciprocité. La fonction du pacte fondamental  est ainsi d’instituer l’autorité légitime qui peut obliger les hommes, puisqu’ils ne le font pas d’eux-mêmes,  à pratiquer les maximes du droit naturel sous la garantie de la réciprocité des devoirs et des droits.  
 Il y a un autre facteur qui confirme le fait que Rousseau aspire à trouver un système politique qui reste conforme à l’idéal du droit naturel. Ce facteur est le respect de la parole. En effet, affirme Jean-Jacques dans l’une de ses Lettres écrites de la Montagne : les citoyens doivent tenir aux engagements passés entre eux.          D’après le Second Discours, le devoir de tenir ses engagements remonte à l’état de nature et plus précisément au moment où les hommes s’unissent « en troupeau » et acquièrent « insensiblement (...) quelque idée grossière des engagements mutuels, et l’avantage de les remplir». Le respect de la parole, qui peut seul donner un sens aux conventions humaines, relève donc de l’ordre de la nature. C’est ce qu’affirme Rousseau de nouveau et d’une manière plus claire dans l’Emile(livre II): « Au reste, quand ce devoir de tenir ses engagements ne serait pas affermi dans l’esprit de l’enfant par le poids de son utilité, bientôt le sentiment intérieur commençant à poindre le lui imposerait comme une loi de la conscience... Ce premier trait n’est point marqué par la main des hommes, mais gravé dans nos cœurs par l’Auteur de toute justice. Otez la loi primitive des conventions et l’obligation qu’elle impose, tout est illusoire et vain dans la société humaine ».
Les textes que nous venons de citer nous permettent de mieux comprendre la déclaration pertinente de R. Derathé : « Un pacte n’a de sens que si ceux qui le concluent se sentent liés par l’engagement qu’ils prennent. Cela suppose non seulement qu’ils ne soient pas contraints de donner leur consentement, mais qu’ils aient aussi le respect de la parole donnée (...) Ainsi, l’obligation de respecter le pacte a son unique fondement dans la loi naturelle et dans le devoir de tenir ses engagements. Si l’on supprime la loi naturelle, le contrat social  n’a plus d’autre garantie que la force.   Il serait dérisoire de vouloir fonder toute la société humaine sur des conventions si les hommes n’avaient aucune idée des engagements mutuels et l’obligation de les respecter (...). 
Partant de là, on peut dire que selon Rousseau, la communauté politique à instaurer a pour tâche de conserver ce que le progrès nie : « l’artificialisme » projette donc d’établir un ordre social qui, en tenant compte de la nature humaine, permet à chaque citoyen de vivre en accord avec soi-même et avec les autres.
 De la politique à la pédagogie, le dessein de Rousseau reste le même: « préserver la nature au sein de la culture » et  greffer celle-ci dans celle-là.  Il s’agit de sauver les hommes aussi bien collectivement qu’individuellement contre le progrès dénaturant.
Nature et éducation 
Dans son livre Le vocabulaire pédagogique de Rousseau, Gilbert Fauconnier affirme qu’il y a deux formes d’éducation qui intéressent Rousseau : « l’éducation publique   dans la lignée de l’institution publique de Sparte, de Lycurgue et de Platon et l’éducation domestique ou celle de la nature, ou éducation naturelle libre, qui est scandée en deux grandes étapes, l’enfance et l’adolescence, elles-mêmes subdivisées pour produire les 5 livres d’Emile (l’enfance dans les livres I, II et III, l’adolescence dans les livres IV et V).
Si la première forme d’éducation vise à former des citoyens, la deuxième forme vise à former des hommes qui seront par la suite des citoyens. Ultérieure à celle qui la devance, la première sorte d’éducation prolonge la seconde. Car, dans la pensée de Rousseau, on commence à être homme avant de devenir citoyen. Le nouvel homme que Rousseau aspire à réaliser est une création de l’éducation naturelle. Voilà pourquoi on doit s’attarder sur celle-ci pour voir comment elle parvient à façonner des individus non défigurés par le progrès pernicieux de la civilisation et les relations sociales désastreuses. 
Loin d’être simple, l’éducation naturelle se présente comme une composition de trois éléments hétérogènes qui se rendent homogènes par le but commun qu’ils se proposent d’atteindre. L’éducation, écrit Rousseau – il s’agit bien entendu non de la mauvaise mais la bonne – « nous vient de la nature, ou des hommes, ou des choses. Le développement des facultés et de nos organes est l’éducation de la nature ; l’usage qu’on nous apprend à faire de ce développement est l’éducation des hommes ; et l’acquis de notre propre expérience sur les objets qui nous affectent est l’éducation des choses » (Émile, L.I). L’éducation par nature achève corporellement l’enfant : elle le fait grandir, en lui faisant des dents, en l’incitant à marcher et en le poussant à gazouiller. Cette éducation, qui fait l’objet du premier livre de l’Emile, constitue un processus interne du développement des sens et forces physiques de l’enfant. Avec l’âge actif que décrivent les livre II et III de l’Emile, on se libère du souci exclusif du corps : les choses font connaître à l’enfant le monde par le moyen de   l’expérience. La dernière phase de l’enseignement de la nature est celle de l’éducation de l’homme par l’homme. Cette éducation dont parlent les livres IV et V de l’Emile et qui concerne l’adulte en tant qu’être moral   soulève une difficulté.
 En effet,  comment l’homme si altéré, si vicié, par la société pourrait-il réussir à éduquer ses semblables selon la nature ? Pour  se tirer de cet embarras, Rousseau a recours à l’exception : seuls des hommes si purs, si bons sont capables d’assurer cette tâche. Émile est l’un de ces hommes. Une fois devenu père, il formera à son tour son enfant.
A vrai dire, ce sont surtout les deux premières sortes d’éducation : celle de la nature et celle des choses qui expriment le mieux l’éducation naturelle. Leur combinaison donne lieu à l’éducation négative que Rousseau prend pour la meilleure des éducations possibles et que nous pouvons définir   comme celle qui consiste à dissocier  croissance individuelle et éducation sociale. En vérité,  l’éducation « négative » n’est pas autre chose que le refus de laisser le social intervenir, à titre d’élément premier et directif  dans le développement de l’enfant, au préjudice du naturel.
Tout en assimilant l’éducation négative à l’éducation naturelle, Rousseau l’oppose donc à l’éducation positive. Cette opposition est double. Elle se rapporte à leur rythme et à leur tendance. Si la règle principale de l’éducation positive est de gagner du temps, celle de l’éducation négative est d’en perdre (Émile, L. II). Rousseau ne se lasse pas de répéter qu’il ne faut pas se presser : « Laissez mûrir l’enfance dans les enfants ».  
Tandis que l’éducation positive vise à réaliser la maturité réflexive et morale des individus qui sont encore en bas âge, le but que trace l’éducation négative pour elle-même est tout autre : il s’agit de préserver l’âme de l’enfant des préjugés et des vices : « J’appelle éducation positive celle qui tend à former l’esprit avant l’âge et de donner à l’enfant la connaissance des devoirs de l’homme. J’appelle éducation négative celle qui tend à perfectionner les organes, instruments de nos connaissances, avant de nous donner ces connaissances et qui prépare la raison par l’exercice des sens. L’éducation négative n’est pas oisive, tant s’en faut. Elle ne donne pas les vertus mais elle prévient les vices ; elle n’apprend pas la vérité, mais elle préserve de l’erreur » (Lettre à C. de Beaumont).
En se gardant des instructions précoces, l’éducation négative répond à deux exigences.

La première est de respecter le progrès du développement des facultés humaines : l’enfant n’est d’abord que sensations, puis « raison sensitive », de là il devient « raison intellectuelle », et enfin conscience morale. 
La deuxième est de former des jugements au lieu d’encombrer la mémoire : c’est le principe pédagogique de l’expérience qui privilégie l’initiative personnelle dans l’acte du savoir au lieu d’inculquer un savoir constitué. L’élaboration de la connaissance nécessite un sujet actif et non pas un récepteur passif. C’est le sens profond de  l’éducation dépourvue de médiations, qui laisse l’enfant découvrir tout par lui-même et en lui-même. Voilà pourquoi la tâche du gouverneur ne consiste pas à instruire l’enfant, mais à le diriger selon la voie de la nature : « laissez longtemps agir la nature avant de vous mêler d’agir à sa place, de peur de contrarier ses opérations » (Émile, II).
 L’éducation négative vise à protéger l’enfant contre l’influence nocive du milieu social qui est une source de corruption et d’asservissement. L’objectif qu’elle se propose d’atteindre est double: il s’agit de préserver la bonté naturelle des individus aussi bien que leur liberté. 
En effet, l’Emile, écrit  Rousseau, « n’est qu’un traité de bonté originelle de l’homme destiné à montrer comment le vice et l’erreur, étrangers à sa constitution, s’y introduisent du dehors et l’altèrent insensiblement » (Rousseau juge de JJR). Ayant conscience de l’influence délétère de la société, le précepteur choisit d’élever Emile dans un monde purifié des impuretés nauséabondes qui proviennent de la civilisation. C’est en quelque sorte le retour au milieu paradisiaque où naquit et vécut le primitif du Second Discours. Ce choix d’isoler Emile est intentionnel. Car « Si l’homme est bon par nature, il s’ensuit qu’il demeure tel tant que rien d’étranger à lui ne l’altère (...) Fermer donc l’entrée au vice, et le cœur humain sera toujours bon » (Lettre à CDB). 
La fermeture de l’entrée à la société garantit aussi la liberté des hommes : « il y a deux sortes de dépendance : celle des choses, qui est de la nature ; celle des hommes, qui est de la société. La dépendance des choses n’ayant aucune moralité, ne nuit point à la liberté, et n’engendre point de vices : la dépendance des hommes étant désordonnée les engendre tous, et c’est par elle que le maître et l’esclave se dépravent mutuellement » (Émile, L. II).   
Pourtant, si Émile est un homme bon et libre qui n’a ni famille, ni patrie, il n’est pas éduqué pour vivre en solitaire mais pour vivre en société. Bien accompli physiquement et moralement, il ne pourra se convertir en citoyen et consentir à conformer sa volonté particulière à la volonté générale que s’il croit en la religion civile qui n’est en fait qu’un dérivé de la religion naturelle. C’est la Profession de foi du Vicaire savoyard, quelque peu transformée, qui habilite en fin de compte Emile à s’intégrer dans la société idéale du Contrat social. 
Nature et religion 
De même que l’éducation négative fait taire l’opinion pour faire écouter la voix de la nature, de même la religion naturelle impose silence aux préjugés théologiques pour laisser au cœur et à la réflexion l’honorable tâche de percer les mystères de l’univers. « Que d’hommes entre Dieu et moi ! », s’exclame d’indignation le Vicaire savoyard. La religion naturelle est une religion libérée de tous les intermédiaires humains, de toutes sortes de savoir ecclésiastique qui faussent l’image réelle du créateur. Le Vicaire savoyard nous montre la voie à suivre pour retrouver cette religion. Il s’agit en premier lieu de fermer tous les livres pour n’en consulter qu’un seul, à savoir celui de la nature qui est accessible à tous les êtres humainset dont le contenu ne dément point la vérité des choses : « J’ai donc refermé tous les livres. Il en est un seul ouvert à tous les yeux, c’est celui de la nature. C’est dans ce grand et sublime livre que j’apprends à servir et à adorer son divin auteur». On ne peut connaître « Dieu » qu’à travers « ses œuvres ». Nous devons donc partir du monde sensible pour aboutir à son créateur intelligible. À cette procédure réflexive   Rousseau joint la procédure sentimentale qui consiste à entendre la voix intérieure de la conscience : « je crois que le monde est gouverné par une volonté puissante et sage ; je le vois ou plutôt je le sens ». C’est grâce à la raison et à la conscience qu’on peut  accéder au Créateur du monde. Il en ressort que la religion naturelle n’est pas la religion de l’homme vivant à l’état de nature.   « Mon sentiment, écrit Rousseau dans sa LCB,  est   que l’esprit de l’homme, sans progrès, sans instruction, sans culture, et tel qu’il sort des mains de la nature, n’est pas en état de s’élever de lui-même aux sublimes notions de la divinité ».    
 Les principaux dogmes de la religion naturelle, qui font de Rousseau un véritable adversaire de toute hypothèse matérialiste, sont simples et peu nombreux. Il s’agit de croire, consécutivement, en l’existence d’un Dieu tout puissant, bon et juste, et en l’immortalité de l’âme. Le culte de cette religion « est celui du cœur » (Émile, L. IV).  Dépourvu du cérémonial qui caractérise les religions positives, il est purement intérieur et il permet de la sorte d’aller au fond des choses et d’adorer « Dieu (...) en esprit et en vérité » (Idem).  Un tel culte qui n’est pas imposé par une autorité extérieure, mais dicté par notre propre nature, n’est qu’un prolongement de l’amour de soi : « De mon premier retour à moi, affirme le Vicaire savoyard, naît dans mon cœur un sentiment de reconnaissance et de bénédiction pour l’Auteur de mon espèce, et de ce sentiment mon premier hommage à la divinité bienfaisante ».  
Assimilée à la religion de l’homme, la religion naturelle s’apparente aux religions monothéistes. Mais dans  la lettre adressée à Petit Pierre,   Rousseau ne se contente pas seulement de ranger le christianisme parmi les religions conformes à la religion naturelle. Il   la définit comme « la religion naturelle » la « mieux appliquée » (Correspondance générale, lettre n°1637).
 Le Contrat social établit à nouveau cette identité entre la religion chrétienne et « le vrai théisme » (DCS, IV, ch. 8),  c’est-à-dire la religion naturelle. Le christianisme dont il s’agit n’est pas le christianisme des théologiens ou tel que nous le connaissons aujourd’hui, mais « la pure et simple religion de L’Évangile » qui ne connaît d’autre culte que le culte intérieur. 
L’identification de la religion naturelle à la religion chrétienne pose ainsi problème. Sachant que Rousseau critique sévèrement celle-ci parce qu’elle détourne les hommes de cette vie et les empêche d’aimer et de défendre leur patrie, cela signifie-t-il qu’il rejette du même coup la religion naturelle comme incompatible aux exigences sociales de la communauté du contrat ? Non, répond Rousseau à l’un de ses correspondants : « On est obligé, dit-il, de se conformer à la religion particulière de l’État, et il n’est même pas permis de la suivre, que lorsque la religion essentielle s’y trouve » (Lettre n°1823)
Rousseau ne se contredit-il pas, lui qui semble rejeter et garder   la même religion ? 
Tout le problème se résout si l’on sait dissocier dans la religion chrétienne le substantiel du secondaire. Car il importe, selon lui,   « pour conserver l’essentiel, d’abandonner l’accessoire et de garantir le tronc aux dépens des branches, (...). Mon livre établit de la religion tout ce qui est utile à la société. (Lettre n°1323).
Pour mériter le nom de religion naturelle ou essentielle, la religion chrétienne ne doit tenir compte que de ce qui est utile à la société, à savoir les vérités prononcées par la bouche du Vicaire savoyard, telles que l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme. Sont donc à proscrire de la religion chrétienne les dogmes comme le mystère de la Trinité ou le péché originel, qui n’importent en rien à la bonne constitution de l’État.
Ces données sont suffisantes pour nous faire comprendre pourquoi Rousseau critique le christianisme dans le chapitre VIII du dernier livre du Contrat social, et pour nous éclairer sur la raison qui l’a poussé   à emprunter à « l’essence de cette religion » tout son contenu en ajoutant d’autres dogmes pour établir la profession de foi civile. 
Cette profession de foi civile, dont il appartient au souverain de fixer les articles, se compose, nous dit Rousseau, d’un petit nombre de dogmes clairs, lumineux et accessibles à la raison. Certains d’entre eux sont ceux de la religion naturelle : l’existence d’une divinité qualifiée de «puissante, intelligente, bienfaisante, prévoyante et pourvoyante » et l’attente d’une vie à venir, dans laquelle la vertu trouvera sa récompense et le vice son châtiment. 
À ces articles de foi, Rousseau joint deux dogmes bien différents qui relèvent moins de la religion que de la politique. Le premier est celui de « la sainteté du Contrat social et des lois ». Le deuxième est un dogme dit « négatif », c’est-à-dire   qu’il ne faut pas admettre mais rejeter en raison de son caractère anti-social : l’intolérance.
Que peut-on conclure ? Que la religion civile est un prolongement de la religion naturelle. On peut le penser, mais elle emprunte aussi ses dogmes   à la religion du citoyen des anciennes civilisations. Derathé a donc pleinement raison lorsqu’il considère  que la religion de la cité du Contrat social est un amalgame  « instable et presque explosif » du paganisme et du christianisme. S’il en est ainsi, Rousseau ne tombe-t-il pas encore une fois dans une  contradiction, lui qui, après avoir rejeté ces deux dernières formes de religion comme incompatibles avec l’État, finit par les récupérer pour faire de leur mélange ce qu’il appelle la profession de foi civile ?
On peut évidemment le penser. Ce qui importe, c’est que l’idéal moral de l’homme chez Rousseau ne coïncide pas avec l’idéal politique du citoyen. L’un tend à l’universalisme, l’autre au patriotisme. Voilà pourquoi la religion naturelle commune à tous les hommes sensés  devrait devenir une religion naturelle nationale dont le rôle consiste à sceller le pacte social. L’une des idées centrales de Rousseau est qu’on est citoyen d’une nation et point du tout du monde. Les Ecrits sur l’abbé de Saint-Pierre montrent clairement que le contrat social national ne s’ouvre pas sur un contrat social international. Ce qui laisse entendre que « La société générale du genre humain »n’est qu’un leurre et que les   les croyances et les lois   doivent oeuvrer à maintenir les citoyens dans les bornes des sociétés closes. Seules les communautés agraires et rustiques constituent un modèle à ce genre de sociétés fermées sur elles-mêmes, ce que Rousseau montre là encore en recourant à la nature.  
Le citoyen paysan et la République agraire. 
Dans son Premier Discours, Rousseau s’indigne contre la priorité accordée aux « talents agréables » au détriment des « talents utiles ». Le développement des sciences et des arts, au préjudice de l’activité agricole nécessaire à la vie sociale, polit certes les hommes   mais les empêche d’être citoyens : « Nous avons des physiciens, des géomètres, des chimistes, des astronomes, des poètes, des musiciens et des peintres, nous n’avons plus de citoyens ou, s’il nous en reste encore, dispersés dans nos campagnes abandonnés, ils y périssent indigents et méprisés ». Rousseau lie donc la citoyenneté à la campagne. « C’est la campagne qui fait le pays et c’est le peuple de la campagne qui fait la nation », affirme-t-il dans l’Emile.  Espace où se cultivent les sciences et les arts, les villes abritent les âmes cosmopolites, dont l’amour de l’humanité les dispense de l’amour de leurs proches… C’est dans les régions rurales     où il y a moins de commerce, où les mœurs sont pures et exemptes de tout mélange corrupteur provenant de l’extérieur, qu’il faut aller chercher la citoyenneté. Ce n’est donc, pour Rousseau,  ni l’artiste, ni l’homme de science ni le philosophe qui incarne le citoyen, mais c’est le laboureur.   Le mode de vie rural, auquel il faut s’attacher, ne permet pas seulement de protéger l’identité de chaque nation contre l’homogénéisation et l’uniformisation des peuples par la civilisation moderne, mais il permet aussi de tracer une ligne de démarcation entre le bourgeois et le citoyen. C’est dans le Contrat social que Rousseau prévient le lecteur de ne pas confondre les deux termes : « Le vrai sens » du mot « citoyenneté » « est presque entièrement effacé chez les modernes, la plupart prennent une ville pour une cité et un bourgeois pour un citoyen. Ils ne savent pas que les maisons font la ville mais que les citoyens font la cité » (DCS, L. I, ch.6) ».
Dans plusieurs passages du Contrat social, Rousseau laisse entendre que l’extension urbaine et l’entassement des hommes dans les grandes villes empêchent l’exercice de la démocratie: dans les démocraties, où les sujets et le souverain ne sont que les mêmes hommes considérés sous différents rapports, aucun membre de la collectivité ne doit passer incognito: « Quel peuple est donc propre à la législation ? (...) Celui dont chaque membre peut être connu de tous » (DCS, L. II, ch.6). La vraie république, ajoute-t-il, est « un État très petit, où le peuple (est) facile à rassembler, et où chaque citoyen (peut) facilement connaître tous les autres » (Idem, L. III, ch.4). Mais où les citoyens peuvent-ils se connaître mutuellement si ce n’est dans les campagnes ? C’est là où ils apprennent à s’aimer et à aimer la patrie. Et c’est justement cet amour qui attribue à la citoyenneté une dimension autre que la dimension juridique : « les paysans sont attachés à leur sol beaucoup plus que les citadins à leurs villes. L’égalité, la simplicité et la vie rustique a pour ceux qui n’en connaissent point d’autre un attrait qui ne leur fait pas désirer d’en changer. De là le contentement de son état qui rend l’homme paisible, de là l’amour de la patrie qui l’attache à sa constitution » (Proj. Constit Corse).C’est cet amour qui distingue le citoyen du bourgeois citadin qui ne pense qu’à lui-même et ne s’intéresse à la vie communautaire que pour en tirer profit. Seuls donc les campagnards servent la patrie avec dévouement. Un fragment du Projet de constitution pour la Corse le dit expressément: « le meilleur mobile du gouvernement est l’amour de la patrie et cet amour se cultive avec les champs ».
Se sacrifier soi-même pour la patrie et par là être citoyen nécessite un long apprentissage.  Les fêtes nationales et le redressement des opinions sont les piliers de cette éducation. Les fêtes, qui sont comme l’aspect lyrique de la volonté générale, doivent être simples et modestes.  Opposées aux amusements aristocratiques des spectacles théâtraux qu’offrent les grandes villes, les fêtes qui assurent l’intégration sociale sont l’assemblée d’un peuple où se renforce la solidarité des consciences et où les cœurs s’ouvrent les uns aux autres dans des moments inoubliables de joie  et de gaîté communes 
Au sujet de l’agriculture, soulignons que celle-ci est   reliée aux valeurs politiques chères à Rousseau, à savoir l’indépendance nationale et la défense de la patrie.
Rousseau opte pour la subsistance autarcique. Le seul moyen de maintenir l’État dans l’indépendance des autres est l’agriculture : « Un pays est dans sa plus grande force d’indépendance quand la terre y produit autant qu’il est possible, c'est-à-dire quand elle a autant de cultivateurs qu’elle en veut en avoir » (PCC).   
La bravoure militaire et les qualités guerrières sont elles-mêmes tributaires du mode de vie agricole. «La culture de la terre forme des hommes patients et robustes tels qu’il faut pour devenir de bons soldats. Ceux qu’on tire des villes sont mutins et mous, ils ne peuvent supporter les fatigues de la guerre… et fuient devant l’ennemi » (PCC).
Antinaturelles, les villes sont néfastes. Paule-Monique Verne montre avec beaucoup de brio que Rousseau dénonce en toute ville une quintuple racine de faiblesse nationale[1]:
 Premièrement une faiblesse économique : les richesses que produisent les villes ne sont qu’apparentes car elles ont pour effet l’appauvrissement du peuple.   La prospérité des villes a pour reversla ruine de la nation : « Souvenez- vous que les murs des villes ne se forment que du débris des maisons des champs » (DCS, III, 13). Deuxièmement une faiblesse démographique: les villes consomment plus de cultivateurs que de denrées. Elles dépeuplent le pays et amènent la nation à sa perte. 
Troisièmement une faiblesse stratégique: les cultivateurs qui assurent la subsistance de la nation assurent aussi sa défense. En prenant résolution de vivre en ville, ils deviennent oisifs et lâches et exposent leur pays à la soumission. 
Quatrièmement une faiblesse politique : la centralisation du pouvoir exécutif dans la capitale est incompatible avec la souveraineté du peuple qui s’étend sur le corps politique entier et qui n’a pas de centre. Voilà pourquoi Rousseau recommande à l’État de ne «point souffrir de capitale, de faire siéger le gouvernement alternativement dans chaque ville » (DCS, III, 13). Cinquièmement, une faiblesse morale: les villes sont les tombeaux de la vertu. C’est là où l’amour-propre s’épanouit. Plus ils se rassemblent, plus ils se corrompent (...). Les villes sont le gouffre de l’espèce humaine » (Émile, I). Rousseau dénonce l’abandon des campagnes. Sa préférence va aux sociétés rurales, au sein desquelles les hommes sont en contact avec la nature, où leur principale activité (est) l’agriculture alimentaire mêlée à des besognes artisanales, où la production commerciale ne tient guère de place, où les impôts (sont) payés en nature plutôt qu’en argent, où la morale est stable. La campagne constitue donc la concrétisation parfaite de l’idéal moral, social, économique et politique de Rousseau. Il nous reste à dire   que l’hostilité de Rousseau envers les villes, n’englobe pas celles de la Suisse. Car cette « république agraire (...) pays de montagnes, sans grandes villes, incarne à ses yeux la terre de la justice et de la liberté ».
Conclusion
À travers sa conception de la nature, l’actualité de Rousseau parait  incontestable. Certes, il y a une part d’utopie dans sa pensée. Mais sa critique de la civilisation qui ne cesse de provoquer la rupture entre l’homme et son milieu naturel, sa dénonciation du progrès   qui dénature  les individus, sa guerre menée contre   l’idolâtrie de l’argent, sa défense de la justice sociale et de la liberté des citoyens et des peuples font de lui un auteur dont l’actualité ne fait aucun doute.

Claude Obadia

       





[1]La ville, la fête et la démocratie : Rousseau et l’illusion de la communauté, Payot, 1978