vendredi 8 novembre 2013

Hannah Arendt et la question du mal (à propos du film de Margarethe von Trotta, avril 2013)


Le film que Margarethe Von Trotta a consacré à la philosophe allemande Hannah Arendt ne manque pas d’intérêt. D’une part en ce qu’il permet à un large  public de découvrir une des figures majeures de la pensée politique d’après-guerre, d’autre part en ce qu’il rend  bien compte de l’effroi qui saisit la philosophe, à l’occcasion du procès d’Adolf Eichmann[1], face à ce qu’elle appellera la “banalité du mal”. Car l’accusé, il le souligne lui-même, n’est pas antisémite. Ne l’étaient pas davantage les membres du 101° bataillon de réserve de la police allemande, qui  le 13 juillet 1942 pénétrèrent dans le village polonais de Jozefow et massacrèrent à bout portant plus de 500 personnes inaptes au travail, essentiellement des enfants, des femmes et des vieillards. Comme l’a montré l’historien Christopher Browning dans son livre Des hommes ordinaires, publié en 1992, ces policiers, qui en seize mois ont assassiné plus de 83000 personnes, n’étaient ni des militants nazis ni des racistes fanatiques mais des “hommes ordinaires” ayant préféré obéir. Or, tout comme eux, Adolf Eichmann      semble n’avoir agi  sous l’effet d’aucune haine. Responsable de la logistique des convois à destination des camps de la mort, il a consciencieusement effectué son travail de fonctionnaire et exécuté les ordres qu’il recevait.  
De là, selon Arendt, la terrible radicalité de cette banalité du mal. S’il est en effet  épouvantable qu’un homme puisse participer à une entreprise telle que celle de l’extermination des juifs, ne l’est-il pas plus encore lorsque, loin d’y exprimer   haine ou  cruauté,  il le fait sous le seul effet du sentiment du devoir d’obéir et sans jamais pouvoir se mettre à la place de ses victimes ? Cette question permet d’ailleurs de comprendre les malentendus et les critiques que n’a pas manqué de susciter Arendt dans le livre qu’elle a consacré au procès d’Eichmann. Car dans cette période de l’après-guerre où le monde entier prend acte de la monstruosité des crimes nazis et de leur matrice antisémite, la philosophe ne perdra pas de temps à enfoncer des portes ouvertes. Si les théoriciens du III° Reich   considèrent les juifs comme des Untermenschen (sous-hommes) et si la planification de la solution finale découle évidemment de cet antisémitisme, la réflexion d’Arendt va se concentrer sur la question pratique    des modalités industrielles de l’exécution de ce meurtre de masse. Or, ce dernier, par son ampleur, repose sur la participation consentante de milliers d’hommes.   Ces derniers étaient-ils tous animés d’une haine sourde vis-à-vis des juifs? Étaient-ils tous des êtres mafaisants, violents et cruels? Absolument pas,  répondit la philosophe. Eichmann,  qui a envoyé à la mort des milliers de personnes, n’était mû par aucun intérêt personnel. Il a agi, selon ses propres déclarations, comme tout officier  et tout fonctionnaire doit le faire, c’est-à-dire en obéissant.
        On comprend ainsi  pourquoi le travail d’Hannah Arendt  a pu provoquer  dans l’Europe de l’après-guerre un véritable séisme. Car c’est bien un abîme qu’elle a ouvert, celui du devoir, celui de la conscience. L’abîme du devoir dans la mesure où, à l’inverse de l’idée selon laquelle le mal réside dans l’inclination égoïste qu’il faut combattre, elle met en évidence que le mal radical  ne réside pas ici dans la commission d’une action égoïste ou passionnée mais dans l’opération d’un acte objectivement monstrueux,   accompli sans raison. L’abîme de la conscience car un criminel comme Eichmann ne peut    être considéré comme un homme sans conscience. Il eût fallu pour cela qu’il soit incapable de se représenter son devoir d’officier! Bien sûr, on objectera que son zèle est celui d’un homme aveuglé et dénué de tout esprit critique. Et c’est bien cela aussi que soulignera Arendt pour qui la shoah peut être envisagée comme la   manifestation   flagrante de l’effondrement de la culture européenne. Mais la vérité est autrement plus dramatique. Ce n’est pas qu’Eichmann ne pense pas. À ce compte là, si l’on peut dire, le devoir serait sauf…  C’est qu’il est fort d’une conscience morale qui lui dicte une obéissance sans limite et lui permet, précisément, d’agir avec le sentiment de l’accomplissement d’un acte désintéressé. Par où l’on voit pourquoi la “conscience morale” d’Eichmann est proprement effrayante, qui s’accomode de l’abomination et nous rappelle, aujourd’hui plus que jamais, que l’impératif du devoir ne doit en aucun cas être indifférent à l’Homme, sauf à nous faire courir, encore et toujours,  le danger du nihilisme.
                                                                            
                                        Claude Obadia, 8 novembre 2013





[1] Eichmann à Jérusalem : rapport sur la banalité du mal, 1963