Le
film que Margarethe Von Trotta a consacré à la philosophe allemande Hannah
Arendt ne manque pas d’intérêt. D’une part en ce qu’il permet à un large public de découvrir une des figures
majeures de la pensée politique d’après-guerre, d’autre part en ce qu’il rend bien compte de l’effroi qui saisit la
philosophe, à l’occcasion du procès d’Adolf Eichmann[1],
face à ce qu’elle appellera la “banalité du mal”. Car l’accusé, il le souligne
lui-même, n’est pas antisémite. Ne l’étaient pas davantage les membres du 101°
bataillon de réserve de la police allemande, qui le 13 juillet 1942 pénétrèrent dans le village polonais de
Jozefow et massacrèrent à bout portant plus de 500 personnes inaptes au
travail, essentiellement des enfants, des femmes et des vieillards. Comme l’a
montré l’historien Christopher Browning dans son livre Des hommes ordinaires, publié en 1992, ces policiers, qui en seize
mois ont assassiné plus de 83000 personnes, n’étaient ni des militants nazis ni
des racistes fanatiques mais des “hommes ordinaires” ayant préféré obéir. Or,
tout comme eux, Adolf Eichmann semble n’avoir agi sous l’effet d’aucune haine. Responsable
de la logistique des convois à destination des camps de la mort, il a consciencieusement
effectué son travail de fonctionnaire et exécuté les ordres qu’il recevait.
De
là, selon Arendt, la terrible radicalité de
cette banalité du mal. S’il est en
effet épouvantable qu’un homme
puisse participer à une entreprise telle que celle de l’extermination des juifs,
ne l’est-il pas plus encore lorsque, loin d’y exprimer haine ou cruauté, il le
fait sous le seul effet du sentiment du devoir d’obéir et sans jamais pouvoir
se mettre à la place de ses victimes ? Cette question permet d’ailleurs de
comprendre les malentendus et les critiques que n’a pas manqué de susciter
Arendt dans le livre qu’elle a consacré au procès d’Eichmann. Car dans cette
période de l’après-guerre où le monde entier prend acte de la monstruosité des
crimes nazis et de leur matrice antisémite, la philosophe ne perdra pas de
temps à enfoncer des portes ouvertes. Si les théoriciens du III° Reich considèrent les juifs comme des Untermenschen (sous-hommes) et si la
planification de la solution finale découle évidemment de cet antisémitisme, la
réflexion d’Arendt va se concentrer sur la question pratique des modalités
industrielles de l’exécution de ce meurtre de masse. Or, ce dernier, par son
ampleur, repose sur la participation consentante de milliers d’hommes. Ces derniers étaient-ils tous
animés d’une haine sourde vis-à-vis des juifs? Étaient-ils tous des êtres
mafaisants, violents et cruels? Absolument pas, répondit la philosophe. Eichmann, qui a envoyé à la mort des milliers de personnes, n’était mû
par aucun intérêt personnel. Il a agi, selon ses propres déclarations, comme
tout officier et tout
fonctionnaire doit le faire, c’est-à-dire en obéissant.
On comprend ainsi pourquoi le travail d’Hannah Arendt a pu provoquer dans l’Europe de l’après-guerre un
véritable séisme. Car c’est bien un abîme qu’elle a ouvert, celui du devoir,
celui de la conscience. L’abîme du devoir dans la mesure où, à l’inverse de
l’idée selon laquelle le mal réside dans l’inclination égoïste qu’il faut combattre,
elle met en évidence que le mal radical
ne réside pas ici dans la commission d’une action égoïste ou passionnée
mais dans l’opération d’un acte objectivement monstrueux, accompli sans raison. L’abîme de la conscience car un criminel comme
Eichmann ne peut être considéré comme un homme sans conscience. Il eût fallu pour cela qu’il soit incapable de se
représenter son devoir d’officier! Bien sûr, on objectera que son zèle est celui
d’un homme aveuglé et dénué de tout esprit critique. Et c’est bien cela aussi
que soulignera Arendt pour qui la shoah
peut être envisagée comme la
manifestation flagrante de l’effondrement de la
culture européenne. Mais la vérité est autrement plus dramatique. Ce n’est pas
qu’Eichmann ne pense pas. À ce compte là, si l’on peut dire, le devoir serait
sauf… C’est qu’il est fort d’une
conscience morale qui lui dicte une obéissance sans limite et lui permet,
précisément, d’agir avec le sentiment de l’accomplissement
d’un acte désintéressé. Par où l’on voit pourquoi la “conscience morale”
d’Eichmann est proprement effrayante, qui s’accomode de l’abomination et nous rappelle,
aujourd’hui plus que jamais, que l’impératif du devoir ne doit en aucun cas
être indifférent à l’Homme, sauf à nous faire courir, encore et toujours, le danger du nihilisme.
Claude Obadia, 8 novembre 2013