lundi 1 avril 2019

La caresse (Matière et esprit).

  
 S’il paraît d’abord surprenant d’appeler le philosophe à réfléchir la caresse, c’est qu’on ne voit pas très bien comment un pur et simple geste pourrait donner prise à la pensée, sinon lieu à un verbiage. En effet, comment faire de la caresse l’objet d’un discours     s’il n’est rien de plus silencieux, rien de plus insignifiant, comme d’ailleurs les mots qui parfois l’accompagnent ? 

Toute à sentir, non à penser, elle échappe au concept, chose du monde la moins caressante. L’ambition d’en produire la raison semble donc aussi vaine qu’incongrue. De surcroît, n’est-il pas on ne peut plus agaçant que l’entendement se mêle de ce qui l’exclut et qu’il peut juger indigne de lui? Aussi, à supposer même qu’il accorde à la caresse une réelle considération, doit-on craindre qu’il n’y comprenne rien. Car une faculté des concepts, toujours obstinément attachée à connaître, est sans doute foncièrement inapte à saisir l’exercice d’un acte qui d’abord se montre le plus détaché, comme insouciant d’aucun savoir.

 L’entendement, la faculté des concepts, ne serait-il pas ici comme une sorte de « pachyderme », littéralement   “peau épaisse”, dont le cuir précisément serait si épais, si froid aussi,   qu’on ne voit pas comment il pourrait lui permettre de manier le subtil épiderme et donc de réfléchir vraiment la caresse? En outre, la caresse ne produit aucune oeuvre, ne laisse aucune trace qui puisse nourrir l’instruction de son procès. Trop subtile, trop inconsistante… Pas assez réelle ou au contraire son effervescence même, la caresse n’a pas d’objet. Elle  ne produit rien, se consume en s’opérant, se consomme en s’annihilant… De sorte que, s’il a pu nous sembler d’abord surprenant d’appeler le philosophe à penser la caresse, il semble, en vértié,  que cette dernière l’interpelle au plus haut point. 

À cela, trois raisons principales.

D’abord  et loin d’une opinion hâtive, est-il tellement certain que le plaisir de la caresse soit  simplement physique ?  

Ensuite,  si la caresse est bien l’opération d’un dessin des formes du corps, n’est-elle pas  la recomposition sans fin de l’idée même du corps ?  

Enfin,  si la caresse peut sembler   inconsistante, qui n’a pas fait l’expérience de son   prodigieux pouvoir ? À peine déposée sur un corps malade ou fiévreux, la voici capable d’apaiser les   turpitudes de l’esprit et les douleurs les moins physiques. Qu’est donc ce pouvoir presque magique ? Que sont  au juste ces souffrances morales, que soulage la simple impression d’une caresse sur le corps ? Etde quoi ce dernier, le corps,  est-il   le nom si   un plaisir qu’on dit corporel  peut soulager les tourments de l’âme ? 

Commençons par envisager les différentes figures de la caresse.

Qu’elle soit prélude au désir ou final d’une passion, excitante ou apaisante, érotique ou maternelle, la caresse   témoigne d’une   douceur dont l’ardeur excède les gestes qui l’expriment. Or n’est-il pas très étrange qu’un acte aussi inconsistant, on devrait dire un acte expressément inconsistant, produise une impression aussi considérable, si cette sensation la plus extérieure et superflue, suppose et suscite un sentiment des plus intimes? 
  

Beaucoup plus même qu’un sentiment puisque Rousseau le mal-aimé, l’expert en désespoir, déclare  « que j’aime à être caressé...il me semble que je ne suis plus malheureux » (Lettre du 21 juin 1762).     Et nul  n’ignore, en effet,   ce pouvoir des mains tellement plus fortes que les mots pour calmer un chagrin.  D’un plaisir au premier abord  épidermique à une félicité enveloppant l’être tout entier    <« je ne suis plus malheureux », confie Rousseau >, la caresse ne recèle-t-elle pas un authentique secret ?   Quel secret ? Celui d’un corps qui peut-être n’est pas si distinct de l’âme.

Car enfin, observons comment les mains suivent le contour des lignes du corps. Observons comment le corps frémit, tressaille ou se détend sous la pression plus ou moins appuyée des mains qui ne tracent aucun sillage mais produisent une impression si forte  qu’elles cessent même parfois de susciter une impression pour produire comme une transmutation. D’où la question : comment un geste soit-disant purement sensuel pourrait-il produire un tel effet et   révéler une connivence si forte de la chair et de l’âme s’il n’était pas aussi le plus spirituel ? 

C’est d’ailleurs à n’y plus rien comprendre. En effet, spontanément attachés à l’idée qu’ une cause physique ne saurait produire qu’un effet analogue, il nous faut ici admettre que nos tourments les plus moraux  peuvent être soulagés par le simple contact de deux corps, donc qu’un effet mental peut être produit par une cause non mentale, ce qui semble   inconcevable !  

La liaison qu’il faut ainsi penser d’une cause infime (l’impression déposée par un corps sur un autre corps) à un effet immense (l’apaisement d’une angoisse, d’un tourment de l’âme) n’aurait sans doute pas lieu si la caresse n’agissait    au coeur d’un assemblage qui, pour être obscur, n’en est pas moins forcément réel, celui du corps et de l’âme,  puisque seulement quelques pressions des doigts ou des lèvres semblent devenir plus puissantes même que les discours.


En effet, si   le corps et  l’esprit  constituent  deux  substances distinctes, comment un phénomène touchant l’une d’elles pourrait-il produire un effet sur l’autre ?  Or, si Rousseau dit vrai,   c’est   qu’il y a bien une relation effective entre ce que nous appelons le corps  et l’esprit.  Par où l’on voit que s’il faut bien ici que l’âme soit unie au corps,   cette union paraît proprement inexplicable.

L’on pourra ici invoquer la solution de Descartes exposée dans Les passions de l’âme(la « glande pinéale » comme lieu et moyen de l’union de l’âme et du corps).   Dans l’article 30 du Traité des Passions, Descartes affirme que  « l’âme est jointe à tout le corps et qu’on ne peut  pas proprement dire qu’elle soit en quelqu’une de ses parties à l’exclusion des autres, à cause qu’il est un et en quelque façon indivisible… et à cause qu’elle est d’une nature qui n’a aucun rapport à l’étendue ». De fait, parce que le corps est indivisible et que l’âme est une  res cogitans et non une res extensa, il faut   selon l’auteur des Méditations admettre que l’âme est unie au corps en toutes ses parties sans l’être à aucune partie particulière, ce qui nous semble   incompréhensible. Car encore une fois, si deux choses n’ont rien de rien de commun, comment pourraient-elles bien se lier ?

Pourtant, et tout en admettant la problématicité de la solution cartésienne du problème de l’union de l’âme et du corps, il reste à rendre compte de l’effectivité du phénomène que traduit la formule de Rousseau. 

En quoi consiste au juste cette expérience que je fais lorsque, caressé, il me semble que je ne suis plus malheureux ? 

Le plaisir de la caresse n’est-il pas en vérité celui    d’une liesse qui est celle d’un corps enfin présent à lui-même et  ne jouissant de rien d’autre que de cette présence? La caresse serait ainsi l’occasion du surgissement, des profondeurs du corps, d’un ensemble confus   de sensations rendant possible   la découverte, non par la voie cartésienne du cogitare, de la pensée,  mais par celle du corps présent à  lui-même, du fait même d’exister. Comme si, au fond, elle rendait possible un sensatio ergo sum, une espèce de réflexivité qu’ordinairement on attache à l’esprit et non au corps, et qui définit la conscience entendue comme présence de l’esprit à lui-même.

 Ceci dit,  revenons encore une fois à l’opération   de la caresse.   Les premières caresses s’appliquent à décalquer   tous les plans du corps, sans oser les déranger ni  les distinguer.  Elles répliquent   le corps dont elles dessinent les formes. D’où la question que nous posions au tout début de notre propos. La caresse n’est-elle pas comme sorte de peinture primitive ? 
Car il y a bien   un art de la caresse. Art  du toucher et du tact, elle est bien l’architecte et le sculpteur infatigables du corps.  Mais n’a-t-elle pas avant tout le génie du dessin ? 

Quand elle arrive à saisir l’exact contour des formes de la chair sur la fine lisière de l’espace et de la peau, alors vraiment elle   crée la propre image du corps. Si le dessin est l’art le plus pur, alors celui de la caresse l’est encore plus puisque son oeuvre ne se fait sans aucun dessin. 

La caresse, qui dessine la forme d’un trait qui opère son effacement, est donc au trait du dessin ce que ce trait est à la peinture. De telle sorte que si la caresse est ce trait qui se réinvente sans cesse de ne déposer aucune trace matérielle, alors elle est le geste qui revient à sublimer le corps  dans son idée, dans son archétype.    Par où l’on voit ainsi que la caresse est, au sens platonicien du terme, comme une procession dialectiquequi rassemblant les parties dispersées du corps les confond dans l’unité d’un tout qui les dépasse. On comprend mieux dès lors pourquoi le corps de la caresse  est  celui de la joie.

C’est que la caresse est création. Elle crée l’épure du corps, elle le crée en le dessinant et en le dessinant elle réalise sa forme, c’est-à-dire ce qui, dans la perception sensible, n’est plus sensible. La caresse serait ainsi l’opération par laquelle le corps sort de sa… Cavernepour découvrir son être essentiel. 

Mais n’allons pas trop vite. Dans l’ascension dialectique, l’essence existe indépendamment de l’esprit qui se tourne vers elle.  L’œil de l’esprit la découvre parce qu’elle existe indépendamment de cette découverte.   Or, la caresse ne découvre pas une réalité transcendant le corps. Elle ne se hisse pas au niveau de l’essence. Elle la crée. De sorte qu’elle est une sorte de jaillissement de l’Être et qu’il n’est pas du tout étonnant que cette explosion de vie et d’énergie soient accompagnée d’une joie spontanée. 

À ce stade de l’analyse, il nous reste à réfléchir un dernier  point dont vous pourriez vous étonner que je ne l’aie pas encore   envisagé.  En effet, en admettant que la caresse puisse être   entièrement et sincèrement dévouée à l’être caressé, il faut tout de même    reconnaître qu’il n’est pas impossible du tout qu’une si sincère dévotion puisse  préparer  la   possession d’une proie qu’elle rend inestimable. Car enfin, de quoi jouit-on  dans ce plaisir   physique   de la possession du corps de l’autre ? Comment ignorer, dans la caresse,  le lien de la douceur et de la violence, de la tendresse à la morsure lorsque le désir peut enfin prendre la chair, rien que la chair d’une âme suffisamment célébrée   pour enfin s’y abandonner ?

Pourtant,   En séparant les corps autant qu’elle les conjoint, la caresse   ne constitue-t-elle pas la découverte de l’irréductible étrangeté de l’Autre dont  seuls mes doigts peuvent saisir l’indicible existence ? Expérience authentique de l’intersubjectivité ? Peut-être bien si quelque chose n’est d’abord que ce qu’on touche. De fait,  si la caresse est le procès d’une rencontre d’autant plus authentique qu’elle est corporelle, est-il tellement étonnant qu’elle produise la plus intense satisfaction ? 

Car enfin, que redoutons-nous  par-dessus tout sinon la solitude? Or, n’est-ce pas cette crainte que l’expérience, archiphysique et  métaphysique de la caresse nous aide à maîtriser ?  Corps à corps, la caresse nous révèlerait alors l’existence d’autrui aussi bien que notre existence animale.

 Or, la caresse,  de ce point de vue,   n’est-elle pas   « morale » ?  C’est-à-dire pleine d’une attention vraie à l’autre. Ne pourrait-elle pas  être envisagée comme l’expression  la plus brute de la générosité ?  Et si elle manifeste ce que nous appelons de la tendresse, la caresse ne serait-elle pas, plutôt que ce qui l’exprime,     ce qui   la produit ?

Au terme de cette méditation, il semble que l’expérience de  la caresse puisse être considérée comme  l’expérience de la découverte du corps, de son intelligence, (voire même de sa moralité). Parce qu’elle est l’occasion d’un bonheur ô combien paradoxal, nous avons pu voir qu’elle constitue   l’expérience d’une présence pleine du corps à lui-même, rendue possible à la fois par le surgissement de sensations venant de la profondeur du corps et rendant possible ce pur plaisir d’exister dans et par son corps. Mais elle aussi, comme nous avons tenté de le montrer, comme une espèce d’observatoire qui permet de comprendre que le corps n’est pas   cette réalité stupide  que l’on devrait envisager comme le tombeau de l’âme mais tout à la fois la vérité   de ma personne et ce dont la caresse, en le sublimant, dessine l’idée.

Claude Obadia