samedi 16 mars 2019

 L’idée de nature chez Rousseau 
 Introduction
La nature est au centre de la philosophie de Rousseau. Elle constitue l’axe fondamental sur lequel s’édifie son discours anthropologique, moral et politique. Omniprésente, elle n’occupe pas seulement ses ouvrages doctrinaux, mais aussi ses écrits autobiographiques. Elle accompagne Rousseau dans ses idées et dans sa vie. Elle identifie son existence et sa pensée et constitue le socle sur lequel repose la partie critique et la partie constructive de son œuvre. 
Pourtant, en dépit de son importance, Rousseau ne la détermine pas d’une manière précise. Comme le note Robert Derathé, « Rousseau (...) ne donne pas de définition de la nature, mais il fait le portrait de l’homme naturel. » Or, ajoute-t-il, « le mot naturel est ambigu et l’auteur du Contrat social, n’a pas évité l’ambiguïté : chez lui, le naturel désigne à la fois ce qui est authentique et essentiel à la nature de l’homme, et ce qui est originel ou primitif », c’est-à-dire ce qui s’oppose à ce qui est acquis au cours de l’évolution humaine. À en croire Derathé, l’appréhension de la notion de  nature chez Rousseau s’effectue par l’adjectif « naturel » qui renferme une double signification. 
La première n’est rien d’autre que l’essence de l’homme. Il s’agit, bien entendu, de l’homme de la nature et non pas de l’homme civil ou l’homme de l’homme. Car, si le premier représente l’innocence et la pureté, le second, dénaturé par la société, incarne la méchanceté et l’agressivité. 
 La deuxième signification attribuée au terme « naturel » est justement l’opposition de l’origine au soi-disant progrès humain. L’évolution de l’histoire est une marche vers la décrépitude humaine, rappelle incessamment Rousseau : « Tout est bien sortant des mains de l’auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l’homme. »(Emile., Liv. I, p. 245).  Cette formule fait écho à celle qu’on trouve dans la Profession de foi du Vicaire Savoyard où Rousseau affirme : « Otez nos funestes progrès, ôtez nos erreurs et nos vices, ôtez l’ouvrage de l’homme et tout est bien ». Et, pour résumer le dessein du Second Discours, Rousseau écrit dans les Confessions:     « Insensés, qui vous plaignez sans cesse de la nature, apprenez que tous vos maux vous viennent de vous »(p.389).
À cause des violentes diatribes de Rousseau contre l’état social, quelques lecteurs ont conclu que sa pensée renferme un appel au retour à l’origine. C’est le cas par exemple de Voltaire qui, dans une lettre ironique, commente le Second Discours, en affirmant ceci : « J’ai reçu Monsieur votre nouveau livre (...) On a jamais employé tant d’esprit à nous rendre bête. Il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage ». Aux yeux de Voltaire, le message de Rousseau est clair : l’homme n’a qu’à reculer des soi-disant progrès pour annuler le mal. Seulement, Rousseau lui-même ne le veut absolument pas et semble refuser une telle interprétation. Il y résiste dès le Premier Discours, où, par le fait qu’il a dénoncé les maux résultant des sciences et des arts, il a pressenti déjà que d’autres voudront lui prêter cette idée de retour. On peut presque dire que dans la polémique qui se rapporte au Premier Discours, Rousseau a déployé tout son effort pour préciser ses intentions. Ainsi écrit-il au Roi de Pologne en 1751 :« Gardons-nous de conclure qu’il faille aujourd’hui brûler toutes les bibliothèques et détruire les Universités et les Académies. Nous ne ferons que replonger l’Europe dans la barbarie et les mœurs n’y gagneraient rien.  
Le retour à la pure nature ne représente donc en aucune manière la pensée de Rousseau et cela pour les raisons suivantes.
 1) L’état de nature est un postulat théorique chargé d’expliquer la formation des sociétés humaines et d’évaluer la condition de l’homme moderne.   De ce fait, il rend absurde et irrecevable la thèse du retour puisqu’il s’agit d’un retour à un état où l’homme n’a jamais été. Citons Rousseau : « L’état de nature est un état qui n’existe plus, qui n’a peut-être point existé, qui probablement n’existera jamais, et dont pourtant il est nécessaire d’avoir des notions justes pour bien juger de notre état présent ».  
2) L’homme sort de l’état de nature naturellement, et cela dans un double sens. Premièrement, à la suite des causes naturelles qui l’amènent à former des sociétés. Ensuite, à cause de sa nature elle-même puisque qu’il est perfectible par   l’effet d’une disposition native. 
3) Le mouvement historique et la socialisation de l’homme sont nécessaires et point du tout arbitraires. Derrière le hasard patent représenté par les catastrophes et les bouleversements naturels qui déclenchent le dynamisme évolutif, il y a un finalisme latent qui le dirige, explicite Rousseau : « Celui qui voulut que l’homme fût sociable toucha du doigt l’axe du globe et l’inclina sur l’axe de l’univers » (Essai sur l’origine des langues).  
 4) De même que le retour à la nature n’est pas possible – « la nature humaine ne rétrograde pas et jamais on ne remonte vers les temps d’innocence et d’égalité quand une fois on s’en est éloigné » -,  de même il n’est pas souhaitable. La description de l’homme sauvage le montre bien. Borné « au seul instinct physique, il est nul, il est bête, c’est ce que j’ai fait voir dans mon Discours sur l’inégalité », affirme Rousseau dans sa Lettre à Christophe de Beaumont 
Rousseau, pourrions nous dire au terme de cette introduction, n’est donc en aucun cas primitiviste   mais plutôt naturaliste. Son projet consiste à faire revivre la nature en l’homme. Car la dénaturation négative, dont parle surtout le Discours sur l’inégalité, doit être suivie d’une dénaturation positive à même de faire renaître ce que la société a étouffé. Il s’agit d’une véritable résurrection de la nature dans la vie humaine. Mais, pour apporter ses bienfaits à nos sociétés actuelles, la nature doit changer de direction relativement au temps. Elle ne doit plus nous indiquer le passé, mais le futur. La botanique fournit une illustration exemplaire de ce déplacement qui doit s’effectuer. « Vous pouvez arracher un   un arbrisseau, vous le ferez aisément mourir mais si vous le plantez en un sens contraire aurez-vous pour cela des feuilles en terre et des racines en l’air ? Non, si l’arbrisseau ne périt pas, le côté des feuilles prendra racine et le côté des racines se feuillera » (Émile). Il faut donc inverser le regard rétrospectif que nous avons sur la nature. Celle-ci ne doit plus désigner uniquement l’homme sauvage   mais aussi le nouvel homme que   Rousseau cherche à façonner par le biais de la politique, de l’éducation et de la religion.   Comme « tout tient radicalement à la politique » (Confessions, L. IX), c’est sur celle-ci que nous allons nous attarder en premier lieu pour montrer comment la nature sert de base à l’établissement de la société légitime.
Nature et politique 
La société du contrat, commençons par le souligner, semble bien être une      société artificielle et par voie de conséquence anti-naturelle.  L’auteur du Manuscrit de Genève n’affirme-t-il pas que « l’ordre social est un droit sacré qui sert de base à tous les autres » et que « ce droit n’a point sa source dans la nature » puisqu’il « est fondé sur une convention » (DCS, 1° version, L. I. ch. 3)
Par sa conception artificielle de la société civile, Rousseau vise, entre autres, à rejeter toutes les théories qui font reposer l’autorité souveraine sur l’autorité naturelle du père sur ses enfants ( DCS, I, 2) et toutes les prétentions du droit divin qui donnent au rapport social une origine surnaturelle.  Le corps politique est « un être de raison », ce qui signifie,   outre qu’il ne vient pas de la nature, qu’il ne trouve pas son fondement dans la volonté de Dieu.   Ceci dit, le conventionnalisme n’est pas un anti-naturalisme. Car les droits individuels ou le droit naturel ne sont pas anéantis par le contrat social puisqu’on les trouve au sein de l’État, mais transformés ou rétablis par la raison.
En effet, à côté du «droit naturel raisonné», qui apparaît avec la constitution des sociétés civiles, Rousseau admet aussi un «droit naturel proprement dit », qui convient à l’état de nature. Ce dernier type de droit naturel est antérieur à l’usage de la raison et il est au fond constitué par le sentiment de la pitié relié à la recherche de la survie. Sa maxime fondamentale prescrit : « Fais ton bien avec le moindre mal d’autrui qu’il est possible » (DOI).Cette maxime de la justice naturelle est cependant rendue impuissante par le déchaînement de l’amour-propre et des passions qui accompagnent la formation de la société. D’où la nécessité de transformer le droit naturel en loi civile pour empêcher l’injustice de régner  parmi les hommes. Mais pour que cette transformation soit possible, il faut adjoindre au droit naturel deux choses :   la force de la sanction et la garantie de la réciprocité. La fonction du pacte fondamental  est ainsi d’instituer l’autorité légitime qui peut obliger les hommes, puisqu’ils ne le font pas d’eux-mêmes,  à pratiquer les maximes du droit naturel sous la garantie de la réciprocité des devoirs et des droits.  
 Il y a un autre facteur qui confirme le fait que Rousseau aspire à trouver un système politique qui reste conforme à l’idéal du droit naturel. Ce facteur est le respect de la parole. En effet, affirme Jean-Jacques dans l’une de ses Lettres écrites de la Montagne : les citoyens doivent tenir aux engagements passés entre eux.          D’après le Second Discours, le devoir de tenir ses engagements remonte à l’état de nature et plus précisément au moment où les hommes s’unissent « en troupeau » et acquièrent « insensiblement (...) quelque idée grossière des engagements mutuels, et l’avantage de les remplir». Le respect de la parole, qui peut seul donner un sens aux conventions humaines, relève donc de l’ordre de la nature. C’est ce qu’affirme Rousseau de nouveau et d’une manière plus claire dans l’Emile(livre II): « Au reste, quand ce devoir de tenir ses engagements ne serait pas affermi dans l’esprit de l’enfant par le poids de son utilité, bientôt le sentiment intérieur commençant à poindre le lui imposerait comme une loi de la conscience... Ce premier trait n’est point marqué par la main des hommes, mais gravé dans nos cœurs par l’Auteur de toute justice. Otez la loi primitive des conventions et l’obligation qu’elle impose, tout est illusoire et vain dans la société humaine ».
Les textes que nous venons de citer nous permettent de mieux comprendre la déclaration pertinente de R. Derathé : « Un pacte n’a de sens que si ceux qui le concluent se sentent liés par l’engagement qu’ils prennent. Cela suppose non seulement qu’ils ne soient pas contraints de donner leur consentement, mais qu’ils aient aussi le respect de la parole donnée (...) Ainsi, l’obligation de respecter le pacte a son unique fondement dans la loi naturelle et dans le devoir de tenir ses engagements. Si l’on supprime la loi naturelle, le contrat social  n’a plus d’autre garantie que la force.   Il serait dérisoire de vouloir fonder toute la société humaine sur des conventions si les hommes n’avaient aucune idée des engagements mutuels et l’obligation de les respecter (...). 
Partant de là, on peut dire que selon Rousseau, la communauté politique à instaurer a pour tâche de conserver ce que le progrès nie : « l’artificialisme » projette donc d’établir un ordre social qui, en tenant compte de la nature humaine, permet à chaque citoyen de vivre en accord avec soi-même et avec les autres.
 De la politique à la pédagogie, le dessein de Rousseau reste le même: « préserver la nature au sein de la culture » et  greffer celle-ci dans celle-là.  Il s’agit de sauver les hommes aussi bien collectivement qu’individuellement contre le progrès dénaturant.
Nature et éducation 
Dans son livre Le vocabulaire pédagogique de Rousseau, Gilbert Fauconnier affirme qu’il y a deux formes d’éducation qui intéressent Rousseau : « l’éducation publique   dans la lignée de l’institution publique de Sparte, de Lycurgue et de Platon et l’éducation domestique ou celle de la nature, ou éducation naturelle libre, qui est scandée en deux grandes étapes, l’enfance et l’adolescence, elles-mêmes subdivisées pour produire les 5 livres d’Emile (l’enfance dans les livres I, II et III, l’adolescence dans les livres IV et V).
Si la première forme d’éducation vise à former des citoyens, la deuxième forme vise à former des hommes qui seront par la suite des citoyens. Ultérieure à celle qui la devance, la première sorte d’éducation prolonge la seconde. Car, dans la pensée de Rousseau, on commence à être homme avant de devenir citoyen. Le nouvel homme que Rousseau aspire à réaliser est une création de l’éducation naturelle. Voilà pourquoi on doit s’attarder sur celle-ci pour voir comment elle parvient à façonner des individus non défigurés par le progrès pernicieux de la civilisation et les relations sociales désastreuses. 
Loin d’être simple, l’éducation naturelle se présente comme une composition de trois éléments hétérogènes qui se rendent homogènes par le but commun qu’ils se proposent d’atteindre. L’éducation, écrit Rousseau – il s’agit bien entendu non de la mauvaise mais la bonne – « nous vient de la nature, ou des hommes, ou des choses. Le développement des facultés et de nos organes est l’éducation de la nature ; l’usage qu’on nous apprend à faire de ce développement est l’éducation des hommes ; et l’acquis de notre propre expérience sur les objets qui nous affectent est l’éducation des choses » (Émile, L.I). L’éducation par nature achève corporellement l’enfant : elle le fait grandir, en lui faisant des dents, en l’incitant à marcher et en le poussant à gazouiller. Cette éducation, qui fait l’objet du premier livre de l’Emile, constitue un processus interne du développement des sens et forces physiques de l’enfant. Avec l’âge actif que décrivent les livre II et III de l’Emile, on se libère du souci exclusif du corps : les choses font connaître à l’enfant le monde par le moyen de   l’expérience. La dernière phase de l’enseignement de la nature est celle de l’éducation de l’homme par l’homme. Cette éducation dont parlent les livres IV et V de l’Emile et qui concerne l’adulte en tant qu’être moral   soulève une difficulté.
 En effet,  comment l’homme si altéré, si vicié, par la société pourrait-il réussir à éduquer ses semblables selon la nature ? Pour  se tirer de cet embarras, Rousseau a recours à l’exception : seuls des hommes si purs, si bons sont capables d’assurer cette tâche. Émile est l’un de ces hommes. Une fois devenu père, il formera à son tour son enfant.
A vrai dire, ce sont surtout les deux premières sortes d’éducation : celle de la nature et celle des choses qui expriment le mieux l’éducation naturelle. Leur combinaison donne lieu à l’éducation négative que Rousseau prend pour la meilleure des éducations possibles et que nous pouvons définir   comme celle qui consiste à dissocier  croissance individuelle et éducation sociale. En vérité,  l’éducation « négative » n’est pas autre chose que le refus de laisser le social intervenir, à titre d’élément premier et directif  dans le développement de l’enfant, au préjudice du naturel.
Tout en assimilant l’éducation négative à l’éducation naturelle, Rousseau l’oppose donc à l’éducation positive. Cette opposition est double. Elle se rapporte à leur rythme et à leur tendance. Si la règle principale de l’éducation positive est de gagner du temps, celle de l’éducation négative est d’en perdre (Émile, L. II). Rousseau ne se lasse pas de répéter qu’il ne faut pas se presser : « Laissez mûrir l’enfance dans les enfants ».  
Tandis que l’éducation positive vise à réaliser la maturité réflexive et morale des individus qui sont encore en bas âge, le but que trace l’éducation négative pour elle-même est tout autre : il s’agit de préserver l’âme de l’enfant des préjugés et des vices : « J’appelle éducation positive celle qui tend à former l’esprit avant l’âge et de donner à l’enfant la connaissance des devoirs de l’homme. J’appelle éducation négative celle qui tend à perfectionner les organes, instruments de nos connaissances, avant de nous donner ces connaissances et qui prépare la raison par l’exercice des sens. L’éducation négative n’est pas oisive, tant s’en faut. Elle ne donne pas les vertus mais elle prévient les vices ; elle n’apprend pas la vérité, mais elle préserve de l’erreur » (Lettre à C. de Beaumont).
En se gardant des instructions précoces, l’éducation négative répond à deux exigences.

La première est de respecter le progrès du développement des facultés humaines : l’enfant n’est d’abord que sensations, puis « raison sensitive », de là il devient « raison intellectuelle », et enfin conscience morale. 
La deuxième est de former des jugements au lieu d’encombrer la mémoire : c’est le principe pédagogique de l’expérience qui privilégie l’initiative personnelle dans l’acte du savoir au lieu d’inculquer un savoir constitué. L’élaboration de la connaissance nécessite un sujet actif et non pas un récepteur passif. C’est le sens profond de  l’éducation dépourvue de médiations, qui laisse l’enfant découvrir tout par lui-même et en lui-même. Voilà pourquoi la tâche du gouverneur ne consiste pas à instruire l’enfant, mais à le diriger selon la voie de la nature : « laissez longtemps agir la nature avant de vous mêler d’agir à sa place, de peur de contrarier ses opérations » (Émile, II).
 L’éducation négative vise à protéger l’enfant contre l’influence nocive du milieu social qui est une source de corruption et d’asservissement. L’objectif qu’elle se propose d’atteindre est double: il s’agit de préserver la bonté naturelle des individus aussi bien que leur liberté. 
En effet, l’Emile, écrit  Rousseau, « n’est qu’un traité de bonté originelle de l’homme destiné à montrer comment le vice et l’erreur, étrangers à sa constitution, s’y introduisent du dehors et l’altèrent insensiblement » (Rousseau juge de JJR). Ayant conscience de l’influence délétère de la société, le précepteur choisit d’élever Emile dans un monde purifié des impuretés nauséabondes qui proviennent de la civilisation. C’est en quelque sorte le retour au milieu paradisiaque où naquit et vécut le primitif du Second Discours. Ce choix d’isoler Emile est intentionnel. Car « Si l’homme est bon par nature, il s’ensuit qu’il demeure tel tant que rien d’étranger à lui ne l’altère (...) Fermer donc l’entrée au vice, et le cœur humain sera toujours bon » (Lettre à CDB). 
La fermeture de l’entrée à la société garantit aussi la liberté des hommes : « il y a deux sortes de dépendance : celle des choses, qui est de la nature ; celle des hommes, qui est de la société. La dépendance des choses n’ayant aucune moralité, ne nuit point à la liberté, et n’engendre point de vices : la dépendance des hommes étant désordonnée les engendre tous, et c’est par elle que le maître et l’esclave se dépravent mutuellement » (Émile, L. II).   
Pourtant, si Émile est un homme bon et libre qui n’a ni famille, ni patrie, il n’est pas éduqué pour vivre en solitaire mais pour vivre en société. Bien accompli physiquement et moralement, il ne pourra se convertir en citoyen et consentir à conformer sa volonté particulière à la volonté générale que s’il croit en la religion civile qui n’est en fait qu’un dérivé de la religion naturelle. C’est la Profession de foi du Vicaire savoyard, quelque peu transformée, qui habilite en fin de compte Emile à s’intégrer dans la société idéale du Contrat social. 
Nature et religion 
De même que l’éducation négative fait taire l’opinion pour faire écouter la voix de la nature, de même la religion naturelle impose silence aux préjugés théologiques pour laisser au cœur et à la réflexion l’honorable tâche de percer les mystères de l’univers. « Que d’hommes entre Dieu et moi ! », s’exclame d’indignation le Vicaire savoyard. La religion naturelle est une religion libérée de tous les intermédiaires humains, de toutes sortes de savoir ecclésiastique qui faussent l’image réelle du créateur. Le Vicaire savoyard nous montre la voie à suivre pour retrouver cette religion. Il s’agit en premier lieu de fermer tous les livres pour n’en consulter qu’un seul, à savoir celui de la nature qui est accessible à tous les êtres humainset dont le contenu ne dément point la vérité des choses : « J’ai donc refermé tous les livres. Il en est un seul ouvert à tous les yeux, c’est celui de la nature. C’est dans ce grand et sublime livre que j’apprends à servir et à adorer son divin auteur». On ne peut connaître « Dieu » qu’à travers « ses œuvres ». Nous devons donc partir du monde sensible pour aboutir à son créateur intelligible. À cette procédure réflexive   Rousseau joint la procédure sentimentale qui consiste à entendre la voix intérieure de la conscience : « je crois que le monde est gouverné par une volonté puissante et sage ; je le vois ou plutôt je le sens ». C’est grâce à la raison et à la conscience qu’on peut  accéder au Créateur du monde. Il en ressort que la religion naturelle n’est pas la religion de l’homme vivant à l’état de nature.   « Mon sentiment, écrit Rousseau dans sa LCB,  est   que l’esprit de l’homme, sans progrès, sans instruction, sans culture, et tel qu’il sort des mains de la nature, n’est pas en état de s’élever de lui-même aux sublimes notions de la divinité ».    
 Les principaux dogmes de la religion naturelle, qui font de Rousseau un véritable adversaire de toute hypothèse matérialiste, sont simples et peu nombreux. Il s’agit de croire, consécutivement, en l’existence d’un Dieu tout puissant, bon et juste, et en l’immortalité de l’âme. Le culte de cette religion « est celui du cœur » (Émile, L. IV).  Dépourvu du cérémonial qui caractérise les religions positives, il est purement intérieur et il permet de la sorte d’aller au fond des choses et d’adorer « Dieu (...) en esprit et en vérité » (Idem).  Un tel culte qui n’est pas imposé par une autorité extérieure, mais dicté par notre propre nature, n’est qu’un prolongement de l’amour de soi : « De mon premier retour à moi, affirme le Vicaire savoyard, naît dans mon cœur un sentiment de reconnaissance et de bénédiction pour l’Auteur de mon espèce, et de ce sentiment mon premier hommage à la divinité bienfaisante ».  
Assimilée à la religion de l’homme, la religion naturelle s’apparente aux religions monothéistes. Mais dans  la lettre adressée à Petit Pierre,   Rousseau ne se contente pas seulement de ranger le christianisme parmi les religions conformes à la religion naturelle. Il   la définit comme « la religion naturelle » la « mieux appliquée » (Correspondance générale, lettre n°1637).
 Le Contrat social établit à nouveau cette identité entre la religion chrétienne et « le vrai théisme » (DCS, IV, ch. 8),  c’est-à-dire la religion naturelle. Le christianisme dont il s’agit n’est pas le christianisme des théologiens ou tel que nous le connaissons aujourd’hui, mais « la pure et simple religion de L’Évangile » qui ne connaît d’autre culte que le culte intérieur. 
L’identification de la religion naturelle à la religion chrétienne pose ainsi problème. Sachant que Rousseau critique sévèrement celle-ci parce qu’elle détourne les hommes de cette vie et les empêche d’aimer et de défendre leur patrie, cela signifie-t-il qu’il rejette du même coup la religion naturelle comme incompatible aux exigences sociales de la communauté du contrat ? Non, répond Rousseau à l’un de ses correspondants : « On est obligé, dit-il, de se conformer à la religion particulière de l’État, et il n’est même pas permis de la suivre, que lorsque la religion essentielle s’y trouve » (Lettre n°1823)
Rousseau ne se contredit-il pas, lui qui semble rejeter et garder   la même religion ? 
Tout le problème se résout si l’on sait dissocier dans la religion chrétienne le substantiel du secondaire. Car il importe, selon lui,   « pour conserver l’essentiel, d’abandonner l’accessoire et de garantir le tronc aux dépens des branches, (...). Mon livre établit de la religion tout ce qui est utile à la société. (Lettre n°1323).
Pour mériter le nom de religion naturelle ou essentielle, la religion chrétienne ne doit tenir compte que de ce qui est utile à la société, à savoir les vérités prononcées par la bouche du Vicaire savoyard, telles que l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme. Sont donc à proscrire de la religion chrétienne les dogmes comme le mystère de la Trinité ou le péché originel, qui n’importent en rien à la bonne constitution de l’État.
Ces données sont suffisantes pour nous faire comprendre pourquoi Rousseau critique le christianisme dans le chapitre VIII du dernier livre du Contrat social, et pour nous éclairer sur la raison qui l’a poussé   à emprunter à « l’essence de cette religion » tout son contenu en ajoutant d’autres dogmes pour établir la profession de foi civile. 
Cette profession de foi civile, dont il appartient au souverain de fixer les articles, se compose, nous dit Rousseau, d’un petit nombre de dogmes clairs, lumineux et accessibles à la raison. Certains d’entre eux sont ceux de la religion naturelle : l’existence d’une divinité qualifiée de «puissante, intelligente, bienfaisante, prévoyante et pourvoyante » et l’attente d’une vie à venir, dans laquelle la vertu trouvera sa récompense et le vice son châtiment. 
À ces articles de foi, Rousseau joint deux dogmes bien différents qui relèvent moins de la religion que de la politique. Le premier est celui de « la sainteté du Contrat social et des lois ». Le deuxième est un dogme dit « négatif », c’est-à-dire   qu’il ne faut pas admettre mais rejeter en raison de son caractère anti-social : l’intolérance.
Que peut-on conclure ? Que la religion civile est un prolongement de la religion naturelle. On peut le penser, mais elle emprunte aussi ses dogmes   à la religion du citoyen des anciennes civilisations. Derathé a donc pleinement raison lorsqu’il considère  que la religion de la cité du Contrat social est un amalgame  « instable et presque explosif » du paganisme et du christianisme. S’il en est ainsi, Rousseau ne tombe-t-il pas encore une fois dans une  contradiction, lui qui, après avoir rejeté ces deux dernières formes de religion comme incompatibles avec l’État, finit par les récupérer pour faire de leur mélange ce qu’il appelle la profession de foi civile ?
On peut évidemment le penser. Ce qui importe, c’est que l’idéal moral de l’homme chez Rousseau ne coïncide pas avec l’idéal politique du citoyen. L’un tend à l’universalisme, l’autre au patriotisme. Voilà pourquoi la religion naturelle commune à tous les hommes sensés  devrait devenir une religion naturelle nationale dont le rôle consiste à sceller le pacte social. L’une des idées centrales de Rousseau est qu’on est citoyen d’une nation et point du tout du monde. Les Ecrits sur l’abbé de Saint-Pierre montrent clairement que le contrat social national ne s’ouvre pas sur un contrat social international. Ce qui laisse entendre que « La société générale du genre humain »n’est qu’un leurre et que les   les croyances et les lois   doivent oeuvrer à maintenir les citoyens dans les bornes des sociétés closes. Seules les communautés agraires et rustiques constituent un modèle à ce genre de sociétés fermées sur elles-mêmes, ce que Rousseau montre là encore en recourant à la nature.  
Le citoyen paysan et la République agraire. 
Dans son Premier Discours, Rousseau s’indigne contre la priorité accordée aux « talents agréables » au détriment des « talents utiles ». Le développement des sciences et des arts, au préjudice de l’activité agricole nécessaire à la vie sociale, polit certes les hommes   mais les empêche d’être citoyens : « Nous avons des physiciens, des géomètres, des chimistes, des astronomes, des poètes, des musiciens et des peintres, nous n’avons plus de citoyens ou, s’il nous en reste encore, dispersés dans nos campagnes abandonnés, ils y périssent indigents et méprisés ». Rousseau lie donc la citoyenneté à la campagne. « C’est la campagne qui fait le pays et c’est le peuple de la campagne qui fait la nation », affirme-t-il dans l’Emile.  Espace où se cultivent les sciences et les arts, les villes abritent les âmes cosmopolites, dont l’amour de l’humanité les dispense de l’amour de leurs proches… C’est dans les régions rurales     où il y a moins de commerce, où les mœurs sont pures et exemptes de tout mélange corrupteur provenant de l’extérieur, qu’il faut aller chercher la citoyenneté. Ce n’est donc, pour Rousseau,  ni l’artiste, ni l’homme de science ni le philosophe qui incarne le citoyen, mais c’est le laboureur.   Le mode de vie rural, auquel il faut s’attacher, ne permet pas seulement de protéger l’identité de chaque nation contre l’homogénéisation et l’uniformisation des peuples par la civilisation moderne, mais il permet aussi de tracer une ligne de démarcation entre le bourgeois et le citoyen. C’est dans le Contrat social que Rousseau prévient le lecteur de ne pas confondre les deux termes : « Le vrai sens » du mot « citoyenneté » « est presque entièrement effacé chez les modernes, la plupart prennent une ville pour une cité et un bourgeois pour un citoyen. Ils ne savent pas que les maisons font la ville mais que les citoyens font la cité » (DCS, L. I, ch.6) ».
Dans plusieurs passages du Contrat social, Rousseau laisse entendre que l’extension urbaine et l’entassement des hommes dans les grandes villes empêchent l’exercice de la démocratie: dans les démocraties, où les sujets et le souverain ne sont que les mêmes hommes considérés sous différents rapports, aucun membre de la collectivité ne doit passer incognito: « Quel peuple est donc propre à la législation ? (...) Celui dont chaque membre peut être connu de tous » (DCS, L. II, ch.6). La vraie république, ajoute-t-il, est « un État très petit, où le peuple (est) facile à rassembler, et où chaque citoyen (peut) facilement connaître tous les autres » (Idem, L. III, ch.4). Mais où les citoyens peuvent-ils se connaître mutuellement si ce n’est dans les campagnes ? C’est là où ils apprennent à s’aimer et à aimer la patrie. Et c’est justement cet amour qui attribue à la citoyenneté une dimension autre que la dimension juridique : « les paysans sont attachés à leur sol beaucoup plus que les citadins à leurs villes. L’égalité, la simplicité et la vie rustique a pour ceux qui n’en connaissent point d’autre un attrait qui ne leur fait pas désirer d’en changer. De là le contentement de son état qui rend l’homme paisible, de là l’amour de la patrie qui l’attache à sa constitution » (Proj. Constit Corse).C’est cet amour qui distingue le citoyen du bourgeois citadin qui ne pense qu’à lui-même et ne s’intéresse à la vie communautaire que pour en tirer profit. Seuls donc les campagnards servent la patrie avec dévouement. Un fragment du Projet de constitution pour la Corse le dit expressément: « le meilleur mobile du gouvernement est l’amour de la patrie et cet amour se cultive avec les champs ».
Se sacrifier soi-même pour la patrie et par là être citoyen nécessite un long apprentissage.  Les fêtes nationales et le redressement des opinions sont les piliers de cette éducation. Les fêtes, qui sont comme l’aspect lyrique de la volonté générale, doivent être simples et modestes.  Opposées aux amusements aristocratiques des spectacles théâtraux qu’offrent les grandes villes, les fêtes qui assurent l’intégration sociale sont l’assemblée d’un peuple où se renforce la solidarité des consciences et où les cœurs s’ouvrent les uns aux autres dans des moments inoubliables de joie  et de gaîté communes 
Au sujet de l’agriculture, soulignons que celle-ci est   reliée aux valeurs politiques chères à Rousseau, à savoir l’indépendance nationale et la défense de la patrie.
Rousseau opte pour la subsistance autarcique. Le seul moyen de maintenir l’État dans l’indépendance des autres est l’agriculture : « Un pays est dans sa plus grande force d’indépendance quand la terre y produit autant qu’il est possible, c'est-à-dire quand elle a autant de cultivateurs qu’elle en veut en avoir » (PCC).   
La bravoure militaire et les qualités guerrières sont elles-mêmes tributaires du mode de vie agricole. «La culture de la terre forme des hommes patients et robustes tels qu’il faut pour devenir de bons soldats. Ceux qu’on tire des villes sont mutins et mous, ils ne peuvent supporter les fatigues de la guerre… et fuient devant l’ennemi » (PCC).
Antinaturelles, les villes sont néfastes. Paule-Monique Verne montre avec beaucoup de brio que Rousseau dénonce en toute ville une quintuple racine de faiblesse nationale[1]:
 Premièrement une faiblesse économique : les richesses que produisent les villes ne sont qu’apparentes car elles ont pour effet l’appauvrissement du peuple.   La prospérité des villes a pour reversla ruine de la nation : « Souvenez- vous que les murs des villes ne se forment que du débris des maisons des champs » (DCS, III, 13). Deuxièmement une faiblesse démographique: les villes consomment plus de cultivateurs que de denrées. Elles dépeuplent le pays et amènent la nation à sa perte. 
Troisièmement une faiblesse stratégique: les cultivateurs qui assurent la subsistance de la nation assurent aussi sa défense. En prenant résolution de vivre en ville, ils deviennent oisifs et lâches et exposent leur pays à la soumission. 
Quatrièmement une faiblesse politique : la centralisation du pouvoir exécutif dans la capitale est incompatible avec la souveraineté du peuple qui s’étend sur le corps politique entier et qui n’a pas de centre. Voilà pourquoi Rousseau recommande à l’État de ne «point souffrir de capitale, de faire siéger le gouvernement alternativement dans chaque ville » (DCS, III, 13). Cinquièmement, une faiblesse morale: les villes sont les tombeaux de la vertu. C’est là où l’amour-propre s’épanouit. Plus ils se rassemblent, plus ils se corrompent (...). Les villes sont le gouffre de l’espèce humaine » (Émile, I). Rousseau dénonce l’abandon des campagnes. Sa préférence va aux sociétés rurales, au sein desquelles les hommes sont en contact avec la nature, où leur principale activité (est) l’agriculture alimentaire mêlée à des besognes artisanales, où la production commerciale ne tient guère de place, où les impôts (sont) payés en nature plutôt qu’en argent, où la morale est stable. La campagne constitue donc la concrétisation parfaite de l’idéal moral, social, économique et politique de Rousseau. Il nous reste à dire   que l’hostilité de Rousseau envers les villes, n’englobe pas celles de la Suisse. Car cette « république agraire (...) pays de montagnes, sans grandes villes, incarne à ses yeux la terre de la justice et de la liberté ».
Conclusion
À travers sa conception de la nature, l’actualité de Rousseau parait  incontestable. Certes, il y a une part d’utopie dans sa pensée. Mais sa critique de la civilisation qui ne cesse de provoquer la rupture entre l’homme et son milieu naturel, sa dénonciation du progrès   qui dénature  les individus, sa guerre menée contre   l’idolâtrie de l’argent, sa défense de la justice sociale et de la liberté des citoyens et des peuples font de lui un auteur dont l’actualité ne fait aucun doute.

Claude Obadia

       





[1]La ville, la fête et la démocratie : Rousseau et l’illusion de la communauté, Payot, 1978

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